Dans les années 70, le studio Condorcet créé à Toulouse par les cousins Jean-Michel et François Porterie ainsi que leur ami Jacques Cardona est l’un des lieux incontournables où viennent enregistrer les stars de la variété française : Johnny Halliday, Michel Sardou, Mike Brant, Hugues Aufray, France Gall et Michel Berger. Nous avons rencontré Jean-Michel Porterie qui nous a livré la fascinante histoire du studio iconique.
En 1964, François Porterie joue de la guitare électrique et fonde Le Cœur avec le chanteur Pierre Groscolas, le batteur Guy Perrin et le bassiste Gérard Pottier. Le groupe reprend le répertoire des Beatles dans les clubs en bord de mer, accompagné de Jean-Michel Porterie, passionné de technique, qui prend en charge la sonorisation et l’enregistrement. Ils répètent dans la cave du magasin « Musique & Ondes » (situé rue des Lois à Toulouse), sous le son assourdissant des pots d’échappement brandis par les jeunes gens en colère du printemps 68. Très vite, la bande délaisse les bancs de l’université pour se consacrer à la musique et, après s’être adjoint les services du talenteux clavier Roger Loubet, Le Cœur monte à Paris. Il signe un contrat avec Barclay en octobre et enregistre un album qui ne rencontre pas son public. L’expérience tourne court. Le groupe l’ignore encore, mais cette escapade parisienne lui permet de nouer des liens avec des maisons de disques qui vont s’avérer cruciaux pour l’aventure Condorcet…
Votre idée de départ était de créer un studio mobile. Pourquoi ?
Il y avait des orchestres de bals à foison dans la région toulousaine, c’était une tradition estivale dans les villages environnants. Une multitude de groupes talentueux, dont les Goldfingers (futurs Gold) ou Sentimental Trumpet, ont eu leur heure de gloire. Mon cousin François voulait créer une petite unité mobile dans une 4L ou une estafette, y installer du matériel et courir ces fameuses fêtes pour y enregistrer des orchestres. Ce projet ne nécessitait pas un investissement colossal parce qu’on était loin d’imaginer qu’on pourrait un jour monter un véritable studio.
Comment votre rêve est-il devenu réalité ?
Grâce à deux femmes exceptionnelles : Irène et Simone Porterie, notre grand-mère et notre tante. Le studio n’aurait jamais existé sans elles. Sans qu’on ait demandé quoi que ce soit, elles ont mis leurs économies à notre disposition afin qu’on puisse louer un local, au 36 de la rue Condorcet. La construction a commencé pendant l’été 1970. Nous faisions la chasse au matériel auquel nous ne connaissions rien, via l’achat de revues spécialisées et de petites annonces. C’est Maurice Van Hall, un savant Hollandais qui fournissait les studios parisiens, qui nous a branché sur du matériel professionnel, avec un magnétophone 4 pistes Ampex qui provenait du mythique studio d’Hérouville. Ce n’est pas à Toulouse que nous aurions pu l’acheter…
Pour faire fonctionner le studio à plein régime, vous formez un trio de choc avec votre cousin François Porterie et votre ami Jacques Cardona.
On avait rencontré Jacques au magasin « Musiques & Ondes ». Un super musicien qui chantait divinement bien, avec une formation de juriste pour nous apporter le côté réfléchi. Mon cousin et moi aurions été incapables de gérer une affaire. Tous les deux on assurait la prise de son, et Jacques se chargeait du contact avec les clients, en plus d’être musicien et choriste.
Comment débutent les enregistrements ?
En janvier 1971, on a commencé à enregistrer les locaux : Richard et Daniel Seff, des maquettes avec Pierre Groscolas qu’il est allé présenter à Paris. Nous avons constitué une équipe rythmique avec Paco Rosaleni et Guy Perrin (batteurs), Gérard Salesses (claviériste et arrangeur), Pierre Bénichou (guitariste), ainsi que Georges Augier de Moussac, musicien de Hugues Aufray. On apprenait sur le tas, faut pas se le cacher. On avait beaucoup d’envies mais nous n’étions pas encore des pointures en la matière.
Outre les locaux, des artistes parisiens sont venus à Toulouse dès le début.
Ils sont venus parce qu’ils avaient été recommandés auprès de types que François Porterie avait rencontré à Paris, comme Pierre Billon (fils de la chanteuse Patachou et ami d’Hallyday). Le studio était bon marché, ce qui était adéquat pour les artistes qui n’avaient pas trop d’argent. Ils venaient pour enregistrer des petites maquettes.
C’est comme ça que vous avez enregistré Dick Rivers.
En juillet 71, nous avons reçu un coup de massue lorsqu’on a su qu’il voulait venir un mois pour son premier Dick’n’roll. Il était en perte de vitesse et avait l’envie de faire un album de reprises d’Elvis Presley. Ça s’est très bien passé. À la rentrée, quand il est remonté à Paris pour défendre son album, il s’est mis à parler de nous comme d’un « Nashville toulousain ».
En 72, l’album-concept Mara de René Valère fait le buzz.
François Porterie compose des musiques sur les textes de René, et on se fait la main en travaillant sur les maquettes de cet album. Le projet est vendu à la fin de l’année à la maison Riviera, une filiale de Barclay. On enregistre la version définitive, avec la chance d’avoir un flûtiste du Capitole, Claude Cuguillere, qui met un orchestre de chambre à notre disposition, ce qui permet à Roger Loubet d’exercer ses talents d’arrangeur. On constitue une équipe de cordes et de cuivres, on commence à utiliser des violons. Cela joue en notre faveur car les artistes réalisent qu’il est possible d’enregistrer de la variété à Toulouse. On n’était pas ciblé que rock et je pense que ça a incité des gens comme Sardou à venir chez nous par la suite.
Avec cette évolution, le studio monte en puissance.
Nous avons pris un 8 pistes d’occasion qui venait du studio Davout, et de plus en plus de parisiens sont venus. Des gens totalement « inconnus » à l’époque : Louis Chédid qui venait avec son petit garçon Mathieu « M », Nicolas Peyrac, Gérard Lenormand, Hervé Christiani qui a cartonné avec « Il est libre Max ». Dick Rivers revient pour son deuxième Dick’n’Roll. Petit à petit, la rumeur court à Paris qu’il se passe quelque chose à Toulouse.
Pourquoi tous ces artistes parisiens sont-ils venus à Toulouse ?
C’est moins cher, il ne faut pas se leurrer. L’ambiance est différente. Dans la capitale tout était bien structuré : vous preniez les musiciens pour une séance de trois heures car ils courraient de studio en studio. Sans ordinateurs ni machines électroniques, vous ne pouviez pas déborder. Chez nous, la grande différence c’est que les musiciens étaient totalement disponibles. Le studio n’était loué que pour eux, ils pouvaient jouer tant qu’ils voulaient. Les gens du show-business en profitaient aussi pour s’encanailler un peu à Toulouse (rires). Il y avait une dimension très festive, une joie de vivre phénoménale. La boîte de nuit L’Ubu, qui est restée une référence pendant trente ans, était le rendez-vous de tous les artistes lorsqu’ils venaient chez nous.
L’année 1973 a été un point de bascule avec des artistes de plus en plus connus.
Nous avions investi dans un 16 pistes et sympathisé avec Alain Krief, directeur artistique et grand ami de Mike Brant. Nous avons enregistré son premier titre, « Rien qu’une larme dans tes yeux » et le catalogue de ses amis israéliens (Noam, Shuky & Aviva) qui faisaient des cartons dans la variété. Puis Sardou est arrivé avec La Maladie d’amour et ce tube a fait la réputation du studio! Patrick Juvet est descendu pour l’album Chrysalide. Il avait un problème de procès avec sa maison de disques parisienne et était venu enregistrer en cachette avec son ingénieur du son Andy Scott. Il avait un choriste avec une voix exceptionnelle : Daniel Balavoine, encore inconnu. Ensemble ils mettaient une de ces ambiances, c’était à mourir de rire.
Vous avez également enregistré des jazzmen américains.
À partir de 1972, un type des productions Black & Blue qui organisait des tournées de jazzmen de Chicago est venu faire des enregistrements chez nous. En l’espace de deux jours, ils pliaient trois ou quatre albums… On s’est retrouvés avec Mickey Baker, le premier guitariste bluesman américain à s’intéresser à la pop, à jouer avec Sylvie Vartan en Angleterre. Plus tard, dans le studio de Matabiau, on a même eu l’honneur d’enregistrer Lionel Hampton et Buddy Guy! La référence pour les rockeurs comme Clapton ou les Stones, qui l’ont invité sur scène.
La photo de la pochette de l’album Condorcet Reggae d’Antoine a été prise devant le studio.
Oui ! Il était allé acheter une bombe de peinture et s’était accroupi en djellaba pour taguer « Condorcet Reggae », devant l’entrée pourrie du studio avec les compteurs électriques. Les gens du quartier nous regardaient interloqués. Sur la photo il y a toute l’équipe rythmique et il avait décidé que ce serait sa pochette d’album. Cette semaine-là est aussi associée à la mort de Mike Brant, un très mauvais souvenir. Nous étions amis avec lui, et il venait d’enregistrer « Dis-lui »… C’était un garçon très simple, pas du tout le personnage décrit par les médias.
Votre chanson « Harlem Song » a aussi changé la donne pour le studio.
C’est parce que l’année 73 marque l’arrivée de nouveaux talentueux musiciens dans l’équipe : Pierre Teodori (arrangeur, guitariste, violoniste), Patrice Locci (batteur), Christian Baccioti (bassiste, compositeur, choriste à la voix suraigüe). En juillet, une maquette des disques Flèche, la maison de production de Claude François, traînait sur la console avec un morceau dans l’esprit de « Mamy Blue » de Nicoletta. Nous avons eu l’idée de le jouer avec Jacques Cardona et sa voix magnifique, une rythmique et des chœurs assez chiadés. On le fait écouter à notre ami Alain Krief qui s’extasie, appelle la Warner à Paris pour qu’on signe et ça sort sous le nom de Sweepers, « les balayeurs » (rires). À l’époque, c’était de bon ton que ce soit des Anglo-Américains, alors la maison de disques a estimé qu’il était préférable de cacher que les musiciens étaient français. Le titre a fait un carton et ce qui était très drôle, c’est que des clients venaient chez nous en disant : « on aimerait bien avoir la couleur de chœurs de « Harlem Song ». Ils ne savaient pas que c’était nous.
Vous deviez garder le secret ?
Nous l’avons caché pendant quelques mois, mais ça a fini par se savoir. Le jour où le secret a été éventé, ça a fait la réputation du studio. Ce qu’on a amené c’est une conjonction de chœurs masculins aux voix très aiguës, puissantes, qui donnaient une couleur particulière. Roger Loubet, arrangeur hors-pair, a aussi ramené des artistes de plus en plus importants.
Vous décidez de déménager dans un local plus grand. Pourquoi ?
Nous voulions pouvoir travailler jour et nuit parce que le problème de la rue Condorcet, c’est qu’au-dessus il y avait des appartements… Le premier studio était très petit, il faisait à peine 50m² avec une cabine minuscule. Quand on installait une batterie, elle repassait sur le micro des guitares alors on avait fait construire une grosse cabine vitrée sur roulettes où le batteur s’isolait. On en a installé une autre pour y rentrer les applis de guitare et de basse afin qu’ils ne polluent pas les instruments acoustiques à côté. En plus à l’époque les micros s’imprégnaient de nicotine, ça finissait très mal (rires). Le local de la rue Condorcet a été repris par Jacques Bailly qui a créé le studio Polygone ensuite.
Pour découvrir la suite de l’histoire du studio à Matabiau, c’est par ici…