Qui est Amy Winehouse avant la gloire ?

« Ces photos peuvent changer la perception que les gens ont d’Amy »

En une poignée de tubes, Amy Winehouse devient la coqueluche de la soul et inspire les artistes les plus influents (Lady Gaga, Jean-Paul Gaultier). Sa voix de contralto hors du commun, ses chansons mélancoliques aux textes teintés d’ironie lucide séduisent des générations d’auditeurs. Pourtant, l’histoire n’a souvent retenu que sa fin tragique survenue le 23 juillet 2011, alors qu’elle n’a que vingt-sept ans.

Le photographe en herbe Charles Moriarty, tout juste expatrié d’Irlande, rencontre la chanteuse à Londres en 2003 alors qu’elle a dix-neuf ans. Partageant les mêmes goûts pour la vie nocturne, l’esthétique vintage et le pop art, ils deviennent amis. Il tire le portrait d’Amy pour illustrer la pochette de son premier album Frank, dont on célèbre les vingt ans cette année. Ce cliché fait partie d’une collection d’instantanés pris entre Londres et New York où se révèle une Amy Winehouse enjouée et solaire, qui a déjà tout d’une icône. Exposées pour la première fois, ces photographies sont dévoilées au Magma à Finhan jusqu’au 1er octobre. Entretien nostalgie avec Charles Moriarty, qui brosse le portrait d’une artiste à l’aube de la consécration.

Charles Moriarty

Lors de votre première rencontre, que penses-tu d’Amy ?

Je ne sais rien d’elle. Je n’ai jamais entendu sa musique. Elle vient dans mon appartement de Spitalfields, dans l’est de Londres. Elle s’assied à la table de ma cuisine et nous parlons. Nous partageons nos points communs, des parents divorcés. À mes yeux, c’était juste une fille normale de dix-neuf ans. Elle ne se comportait pas du tout comme quelqu’un qui aurait voulu devenir une pop-star. Elle était elle-même : très amusante. Elle aimait rire. Nous sommes entrés en connexion très rapidement.

Qu’attendait-elle de ces séances photos ?

Elle voulait que les photos reflètent sa personnalité, qui elle était en tant que personne. Pas la mise en scène orchestrée d’un tableau de studio. Je n’étais pas encore un photographe accompli et ne savais pas comment j’allais m’y prendre. Nous sommes descendus dans la rue et je me demandais : « va-t-elle te laisser la voir ? » Je devais prendre une certaine distance pour qu’elle se sente en confiance et soit elle-même. Une fois que c’est arrivé, c’était vraiment facile. Elle savait que je n’étais pas engagé par quelqu’un pour faire ces photos, c’était elle qui avait le contrôle.

Que s’est-il passé après le shooting à Londres ?

J’ai développé et donné les photos à Amy. Deux semaines plus tard, son manager Nick Shymanski m’appelle et me dit qu’ils aimeraient en utiliser une pour la pochette de Frank. J’étais heureux et très surpris. Je n’attendais rien de ce shooting. Ça n’était pas un job, seulement une faveur accordée à un ami qui voulait que je prenne des photos. Elles n’étaient même pas censées être utilisées ! C’était pour donner un exemple de ce qu’Amy voulait pour son album, mais je ne pensais pas que ça serait un de mes portraits qui l’illustrerait.

Pochette de l’album Frank.

Vous avez ensuite pris d’autres photos à New-York.

C’est Nick Shymanski qui nous l’a demandé. Nous voulions réaliser le shooting à Camden mais à cause de nos emplois du temps respectifs, nous n’avons pas pu. Nous étions tous les deux à New-York pour vingt-quatre heures. Tout semblait mal programmé mais on s’est tellement amusés que le résultat s’en ressent sur les photos, pourtant à l’époque je les détestais ! Je n’avais pas encore l’œil d’un photographe aguerri. Je ne percevais pas ce qu’il y avait en elles et je ne les ai pas regardées pendant plus de dix ans.

Quand as-tu commencé à les apprécier ?

Trois ou quatre ans après la mort d’Amy. J’ai appris à voir ce qu’elles recelaient de positif, que ces photos peuvent changer la perception qu’ont les gens d’elle. Je veux qu’ils voient la fille que j’ai vue, la personne que j’aimais, très différente de celle que les tabloïds dépeignaient. J’ai toujours essayé de nuancer son histoire pour que les gens comprennent qu’il y a une personne réelle derrière. L’Amy que l’on voit sur les photos est une fille de dix-neuf ans très intelligente, une musicienne de talent. La capacité de sa musique à exprimer des choses stupéfiantes, son habileté à écrire et interpréter des chansons en live avec une telle émotion, peu de gens seraient capable d’en faire autant. Et c’était original ! Elle emploie un langage habile, un vocabulaire inattendu. Je pense que sa musique marquera les esprits longtemps, parce qu’elle est unique.

Avec son goût pour la musique des années 50 et 60, elle s’inscrivait à contre-courant des genres musicaux en vogue au début des années 2000.

Oui, Amy détestait beaucoup d’artistes. Elle n’aimait pas Dido. Il y avait un format préfabriqué pour les artistes féminines qui jouaient en solo à ce moment-là et représentaient une tendance pour les labels, avec Joss Stone, Katie Melua. Amy ne voulait pas y prendre part. Elle a essayé de déterminer ses propres règles.

Amy à New York, pastiche de la Venus de Titien.

Sur un cliché new-yorkais, elle est allongée sur un sofa comme la Vénus de Titien.

C’est un pastiche. Ce que j’adore dans cette photo, c’est qu’elle porte une jupe crayon avec des motifs reproduits d’un tableau de Roy Lichtenstein. Les couleurs de ses vêtements répondent aux coloris du portrait : son haut jaune est identique au jaune de Lichteinstein, les tons verts de sa jupe aux coussins du sofa et à la peinture affichée derrière elle. Tu te retrouves avec cette scène où tout est miraculeusement assorti. Amy adorait le pop-art, elle comprenait ces références. C’était une grande fan de l’histoire américaine du vingtième siècle, surtout des années 50 et 60. Ensemble, on regardait des films avec Paul Newman. Elle adorait Sex and the city où elle piochait des inspirations pour son style, étant une grande fan de la styliste de la série, Patricia Field.

On perçoit cette attention dans le portrait intimiste où Amy se maquille devant son miroir.

Oui, elle nous raconte quelque chose. J’ai essayé de créer une narration autour de cette fille qui se met du rouge à lèvres et s’apprête à sortir. Soudain, elle relève ses cheveux en choucroute, ce qu’elle ne faisait pas encore à cette époque. Cette photo entraîne de la confusion chez ceux qui la regardent. Ils tombent dans le piège et croient qu’elle date de Back to Black, mais Amy n’a que dix-neuf ans. En creux, il y a l’idée de ce à quoi elle veut ressembler. Elle était jeune et n’avait pas encore assez confiance en elle pour affirmer pleinement son look. C’est l’une des premières fois où elle s’est lancée et cela fonctionnait très bien avec cette double image où elle se regarde dans le miroir et où nous, spectateurs, la découvrons à notre tour.

Première photo d’Amy coiffée avec sa choucroute. Exemplaire conservé à la National Portrait Gallery de Londres et au Magma à Finhan.

Quel est le meilleur souvenir à conserver d’Amy ?

Le cadeau qu’elle nous a laissé : sa musique. Lorsqu’elle chantait elle était elle-même, partageait quelque chose de très intime. Les paparazzis la traquaient en quête d’histoires débridées, mais elle livrait les éléments vraiment importants dans ses chansons. Une des choses les plus tristes, c’est que nous n’ayons pas pu la voir évoluer après ce second album et aller de l’avant. Je suis sûr qu’elle avait de nombreux titres à offrir mais elle n’a jamais eu l’espace suffisant pour s’y consacrer.

Tu lui rends hommage en avec le livre Back to Amy (2018) et l’exposition « Amy, avant Franck » au Magma.

C’est une présentation des photographies prises entre Londres et New York. Le livre est rempli d’anecdotes personnelles racontées par ceux qui la connaissaient vraiment bien. Je pense qu’il apporte des perspectives différentes sur Amy. Mon souhait c’était de projeter l’histoire de quelqu’un de magnifique, d’extraordinaire, en se focalisant sur son talent, l’incroyable personnalité qu’elle avait.

Exposition « Amy, avant Frank », à découvrir au Magma jusqu’au 1er octobre. Plus d’infos ici.

JD Beauvallet et l’aventure Inrockuptibles (3/3)

 » Une musique nous travaillait au corps, il fallait qu’on la partage »

On ne présente plus JD Beauvallet, pilier des Inrockuptibles dont il est resté rédacteur en chef musique pendant plus de trente ans. À l’occasion de sa venue à Toulouse pour le Disquaire Day, il nous a accordé une foisonnante interview publiée sur notre site en trois volets.

Depuis près de quarante ans, Les Inrockuptibles sont les fers de lance de l’actualité culturelle dans la presse papier en France. Magazine à l’éclectisme dense et inégalé, ses articles oscillent avec agilité entre sujets brûlants sur la pop culture et références pointues confidentielles. Au gré de ses métamorphoses bimestrielles, hebdomadaires et désormais mensuelles, Les Inrockuptibles se sont sans cesse renouvelés, déployant toute une économie autour des Musiques Actuelles : un festival, un label, d’innombrables compilations… JD Beauvallet rejoint les rangs du magazine culte en 1986 et lui reste fidèle jusqu’en 2019, où il passe le flambeau à une nouvelle génération de journalistes habitée de musique. Dans ce dernier entretien, JD Beauvallet retrace pour nous des fragments de sa trajectoire au sein des Inrocks.

Tu as été rédacteur en chef musique aux Inrocks de 1986 à 2019, magazine influent dès ses début et encore aujourd’hui. Comment rester prescripteur au fil des décennies ?

L’éthique, c’était de ne pas se faire pousser dans les recoins par les maisons de disques. N’en faire qu’à sa tête. Écouter ses goûts, ses passions, et faire une couv’ avec les Pixies quand la logique aurait voulu qu’on en fasse une avec INXS. On a créé le magazine pour une bonne raison : il n’existait pas. Dans Passeur, je cite Björk qui dit « En Islande, si tu veux une chaise, tu la fabriques. » On a fabriqué notre chaise et ça aurait été vraiment dommage d’aller chez Ikea.

C’est ce qui explique le succès des Inrocks ?

C’est la curiosité qui a joué. Le sérieux et aussi le respect qu’on avait pour nos interlocuteurs. On a toujours essayé de faire des choses en dehors du journal : des coffrets, des festivals, des concerts. Le but du jeu c’était de partager au maximum tout ce à quoi on avait accès. Je pense que les lecteurs ont ressenti ce côté courroie de transmission. On n’a jamais fait ce journal pour s’enrichir personnellement. Il y avait une musique qui nous travaillait au corps et il fallait qu’on la partage.

Avec toutes ces activités connexes, Les Inrocks étaient une véritable extension du domaine des Musiques Actuelles.

Oui parce que très vite, on s’est rendu compte qu’on ne vivrait pas des Inrocks. Il fallait qu’on gagne de l’argent sans que ça altère le journal, trop sacré pour nous. Faire des concerts nous a permis de le protéger économiquement. Faire en sorte qu’il soit presque « pur ». Qu’il reste autarcique, comme à ses débuts. Ça reste une entreprise commerciale mais on ne voulait pas que le journal soit influencé par l’extérieur. On a entrepris des tas d’activités parallèles. On était un des premiers journaux en Europe à distribuer des CD systématiquement. Et puis surtout, on était une bande de copains, le but du jeu était qu’on travaille ensemble.

Ces compilations CD, n’était-ce pas également un moyen de s’emparer d’un support d’écoute qui allait devenir dominant dans les années 90 ?

Si, et ça nous permettait de sortir des disques qui n’existaient pas, avec le label qu’on avait créé pour faire des rééditions, Oscar. C’était cheap à fabriquer, on pouvait faire la maquette et le mastering nous-mêmes. Il n’y avait pas le côté démesuré du vinyl.

« I’m your fan », compilation de reprises de Leonard Cohen éditée par Les Inrocks, septembre 1991

Vous aviez une succursale à la rédaction pour vous occuper des CD ?

Non, ça n’était malheureusement pas aussi organisé que ça. On était peu nombreux, et on se partageait les journées entre différents boulots : amener les colis à la poste, réfléchir aux prochaines compilations, produire des albums… Pendant plusieurs années, on a mené une vie où on n’a pas beaucoup vu notre chez-nous. On passait notre vie au journal parce qu’on l’avait créé nous-mêmes et personne ne pouvait nous le voler. On voulait le protéger et pour ça, il fallait travailler sur ce qui allait financer cette pureté, notre obstination.

Vous avez créé le label Oscar parce que vous vous êtes aperçus que des trésors cachés dormaient dans le sous-sol des labels.

On avait une liste d’albums qu’on voulait ressortir qui n’étaient plus pressés depuis dix, vingt ou trente ans. Dès qu’on se renseignait auprès des maisons de disques, elles nous répondaient « on préfère ne pas vous donner les droits et que ça n’existe plus, plutôt que de rater une éventuelle sortie dans vingt ans. » Et les droits étaient compliqués à négocier pour elles parce que les ayants-droits avaient disparu ou n’étaient pas identifiés. À l’époque, les labels préfèraient s’occuper des compilations dance plutôt que d’un projet qui n’allait se vendre qu’à 2000 exemplaires mais qui pouvait changer des vies. Ils n’en avaient rien à foutre de changer des vies.

Ce qui a changé des vies, ce sont les compilations CQFD (Ceux Qu’il Faut Découvrir), en quête de nouveaux talents sélectionnés à partir de maquettes envoyées par des musiciens inconnus.

C’était l’exaltation du mois de décembre. Dans mon bureau à Brighton je recevais des caisses entières de maquettes reçues par la rédaction. Chaque jour, j’en écoutais plusieurs centaines. Je ne faisais que ça et je devenais complètement fou. Je parlais tout seul, hurlait. Parfois mes enfants rentraient dans mon bureau et je dansais tout seul au milieu des cartons… J’étais à la fois très seul et entouré de 6 000 amis. Ça permet à beaucoup de groupes de se révéler, aux jeunes qui en étaient à leurs débuts de gagner en confiance. Soudain, ils ont eu ce soutien des Inrocks qui leur a donné une petite notoriété et les a convaincus du fait qu’ils avaient peut-être du talent. Je croise souvent des anciens CQFD qui sont techniciens dans les salles, ingénieurs du son. Ça leur a donné la détermination de vivre de la musique.

Compilation CQFD 2002

Depuis quelques années, la presse musicale s’empare du mook. En juin 2021, la nouvelle formule plus dense des Inrocks emprunte à ce format. Comment expliques-tu ce phénomène ?

Avec Internet, on est dans l’urgence de l’écoute mais on a aussi besoin de prendre de la distance vis-à-vis de cette exaltation pour des analyses plus profondes sur la création. L’un ne va pas sans l’autre. Ce qui est plus compliqué, c’est ce qu’on avait avec Les Inrocks hebdo : un entre-deux à la fois trop lent et trop rapide. Le mensuel apporte un équilibre, parce qu’on peut vouloir écouter rapidement les nouveautés qui sortent et lire un papier de vingt pages sur Billie Eilish. Je pense qu’avec cette formule, Les Inrocks sont sur la bonne voie. Il y a une autre équipe, avec des jeunes. Quand il y a de nouvelles scènes, c’est important d’avoir de nouvelles façons d’écrire. Plus directes. Moins alambiquées. On ne peut plus écrire comme on le faisait dans les années 90. Et c’est intéressant de voir que d’anciens stagiaires, comme Carole Boinet, deviennent rédacteurs en chef. Ça prouve que le journal sait évoluer, grandir, et reconnaître les talents quand il y en a.

Tu fait partie de la dernière génération de critiques musicaux qui parlent des disques avant que les auditeurs ne les écoutent. Ne faut-il pas repenser la critique musicale à l’aune du XXI siècle ?

Si, complètement. C’est ce qui fait la force de journalistes comme Carole Boinet ou François Moreau, qui sont émancipés du moule Inrocks. Ils ont trouvé leur ton – peut-être moins littéraire, mais plus direct, concentré sur l’œuvre-même. Chaque mouvement musical permet l’éclosion d’une nouvelle critique musicale.

Premier numéro de la nouvelle formule mensuelle des Inrocks, juin 2021.

Un musicien peut créer depuis son home-studio au fond des bois, mais le journaliste a moins de latitude. Ne faudrait-il pas décentrer les rédactions culturelles hors des capitales ?

Je suis pour à 100 %. À une époque on a failli déménager Les Inrocks à Étretat parce qu’on pensait que cette distance nous serait bénéfique, mais il y a eu des exemples : Rock Sound à Clermont-Ferrand, Nineteen à Toulouse. Les gens ne comprenaient pas comment je pouvais être rédacteur en chef des Inrocks et habiter à Brighton, mais pour travailler, on n’a pas besoin d’être ensemble tous les jours.

Le mot de la fin : quels sont tes futurs projets ?

J’écris un livre sur mes rapports à l’Angleterre – le Brexit a brisé un truc chez moi. Quand j’ai une idée, je fais comme Lana Del Rey qui m’a dit « chaque jour j’attends patiemment au bureau. Si l’inspiration vient, elle saura où me trouver. » Je reste assis à mon bureau, mais pas trop longtemps, et ma muse vient. Et puis, comme je ne sais pas ne rien faire, j’ai mille activités. Je fabrique des lampes. J’ai besoin d’utiliser mes mains.

Ne manquez pas les deux premières parties de notre interview avec JD Beauvallet, où il nous livre ses secrets sur l’art de l’interview et partage sa passion pour la transmission.

JD Beauvallet, passeur de passions (2/3)

« Une chanson, ça condense une vie entière »

On ne présente plus JD Beauvallet, pilier des Inrockuptibles dont il est resté rédacteur en chef musique pendant plus de trente ans. À l’occasion de sa venue à Toulouse pour le Disquaire Day, il nous a accordé une foisonnante interview publiée sur notre site en trois volets.

La transmission. C’est le carburant qui alimente JD Beauvallet depuis l’adolescence. À treize ans, les chansons du Velvet Underground et de Lou Reed lui ouvrent les portes d’un monde aux horizons insoupçonnés. Dès lors, impossible de faire marche arrière. Sa curiosité insatiable l’imprègne des mystères de chaque album, livre ou film qui lui tombe sous la main. Lorsqu’il commence à écrire pour Les Inrockuptibles, il se fait une joie de partager inlassablement chacune de ses découvertes, avec un enthousiasme contagieux retracé dans son autobiographie Passeur (2021, Éditions Braquage). Dans ce deuxième entretien, il partage avec nous son regard sur la littérature, les mutations de la pop ou le revival post-punk.

Ton livre Passeur révèle à quel point la transmission est capitale pour toi. À partir de quand ta passion s’est-elle transformée en mission ?

Avec les radios libres. Le jour où il y en a une qui s’est montée dans mon quartier, je suis allé la voir pour faire une émission. Comme j’avais déjà une belle collection de disques, elle m’a proposé d’intégrer l’antenne le soir-même. Le premier disque passe et je réalise que ce que j’aime, c’est partager mes goûts. C’est là que je décide que ça sera ma mission sur terre. Chaque jour, 60 000 chansons sont mises en ligne sur Spotify, et il manque des passeurs. Nous avons besoin d’eux pour les écouter. Transmettre, c’est hyper important. C’est un privilège énorme que les gens adoptent un disque dont tu dis du bien. Quelle joie ! Ce sont des petits choix qui influencent une vie, la dévient un peu, souvent pour le meilleur. Ça rend les gens plus curieux, plus ouverts aux idées neuves.

Tu abordes souvent ton incorruptible enthousiasme sous l’angle de la monomanie. Un passionné en proie à l’exultation constante cache-t-il un malade en lui ?

Oui, il y a une pathologie. Les disques remplacent les amis qu’on n’a pas. Avoir une intimité avec une œuvre, ça peut être exclusif : même chez moi j’écoute la musique au casque. Ça force à vivre dans sa tête, contre l’extérieur. Il n’y a pas beaucoup de moments dans la vie où on a le droit de fermer la porte à clef. Et la musique c’est vraiment ça. Moi et mon casque on est un petit couple sympa.

C’est ton pseudo, JD, qui t’a permis de t’émanciper dans l’écriture. Créé-t-on mieux lorsque qu’on se choisit une autre identité ?

Sans ça, je n’aurais rien fait, je ne serais pas sorti de chez moi. J’étais réservé, angoissé, complexé. Il fallait que j’invente un personnage. Lou Reed n’a pas vu Jean-Daniel Beauvallet, ce garçon né à Montluçon qui a grandi dans la forêt et n’aurait pas osé le regarder dans les yeux. Plus que de l’émancipation, c’est de la création. Beaucoup de musiciens m’ont dit que sans personnage, ils ne seraient jamais montés sur scène. Le modèle absolu c’est Bowie qui en développe un nouveau pour chaque album. Des fois, il avait un peu de mal à savoir qui il était, lequel il devait endosser. C’est compliqué de sortir masqué tout le temps.

Tu as forgé ta plume en écrivant pour les fanzines Kakoo, Paresse éprouvante.

Paresse éprouvante je l’avais créé avec un copain styliste dont les vêtements n’intéressaient personne, tout comme la musique que j’adorais. Les fanzines, c’était un truc de rejetés, de parias. Une vengeance. Ça a un côté très militant.

Ont-ils joué pour toi un rôle prescripteur au même titre que la presse rock ?

Oui, quand j’allais chez New Rose je ressortais les mains pleines de fanzines. Nineteen était hyper important. J’aimais les titres avec un esprit de dérision, comme Trout Fishing in Leystonstone, quartier délabré de Londres, où il n’y a ni rivières ni truites (rires). À Manchester, j’achetais les fanzines de Dave Haslam, qui est devenu le DJ légendaire de l’Haçienda. Alan McGee, le boss de Creation Records, avait monté Communication Blur pour tous les groupes cultes qu’il avait révélé (Jesus and Mary Chain, Primal Scream). Et les fanzines anglais avaient un avantage que j’adorais, ils donnaient un flexi-disc ! Je les achetais religieusement et je me suis rendu compte que certains coûtent une fortune aujourd’hui. C’est curieux qu’un objet qui paraissait temporel et dérisoire ait pris une telle valeur. Les journalistes qui n’avaient pas trouvé leur place dans les journaux traditionnels ont monté leurs propres médias. Les Inrocks, c’était ça. Créer un journal qui n’existe pas.

Trout Fishing in Leytonstone numéro 03

Pour être un journaliste musical éclairé, faut-il rester un éternel adolescent ?

Il faut garder cette capacité d’émerveillement, une naïveté. Gamin, j’adorais les pochettes surprises. Je pensais toujours dénicher un trésor. Partir à la chasse aux 45 tours, c’est pareil… Quand je faisais CQFD (ndlr : compilations destinées à la découverte de nouveaux talents, constituées à partir de démos envoyées par les lecteurs des Inrocks), je recevais 6 000 maquettes. J’avais un mois pour les écouter, en veillant jusqu’à cinq ou six heures du matin. Quand tu tombes sur un groupe comme Cocoon, tu te dis « mais comment sont-ils passés à travers les mailles du filet, pourquoi est-ce que personne ne les as remarqués? » Tu te retrouves à chialer. Il y a la fatigue, la nervosité, l’exaltation.

Tu es aussi un grand lecteur de romans. Quels sont les livres qui t’ont appris à écrire ?

La vie d’un païen de Jacques Perry, une incroyable trilogie sur un jeune homme venu d’un milieu défavorisé qui devient un artiste mondialement connu. Je vénère Emmanuel Bove, George Hyvernaud, Charles-Ferdinand Ramuz. Ils ont un trait commun, c’est leur économie. Il n’y a pas un mot, une phrase de trop. C’est épuré, sur l’os. On sent qu’il y a eu un travail de soustraction phénoménal. Fondamentalement, j’aime les choses épurées, même dans la musique. Il n’y a pas de parasite pour se mettre entre l’artiste et mes oreilles.

Le journaliste musical n’est-il pas à la jonction parfaite entre musique et littérature ?

Si, parce que ça part d’une feuille blanche. Tout est à inventer. Il n’y a aucune limite. On peut débuter une chronique sur un groupe et ça finit en pensum sur la société. Dans L’Attrape-cœurs, Salinger écrit « L’ennui avec moi, c’est que j’aime quand quelqu’un s’écarte du sujet ». Et digresser, c’est l’histoire de ma vie. Je ne fais que ça. Passer de l’universel à l’intime, c’est une façon d’écrire que j’utilise énormément. Des fois le politique n’est pas là où on croit qu’il est. Une chanson, ça condense une vie entière. C’est de la musique, de la littérature, un scénario de film en trois minutes. C’est ça qui fait toute sa force et sa beauté. Si j’étais chargé de coller le sticker « Parental Advisory », je le mettrais sur tous les albums. Tous les disques sont dangereux. Ils peuvent changer des vies.

Dans Les années new wave, tu partages ta passion pour le post-punk, en plein revival. Ces nouveaux artistes entrent-ils en connexion avec des sonorités et thématiques actuelles ou réécrivent-ils la musique qu’ils aiment ?

Il y a de tout. Certains singent ce qui se faisait à l’époque et sont dans le film de costumes. D’autres, comme Gwendoline, utilisent des techniques de production très stratifiées, qui viennent de la dance, du R’n’B. Ce ne sont pas celles qu’on utilisait avant. Je suis séduit quand des artistes s’inspirent de cette scène-là, mais avec une dynamique, une façon d’écrire actuelle. Si ça parle tant aux gamins maintenant, c’est parce qu’ils se retrouvent face aux même ennemis. Les sources d’angoisse sont vertigineuses. J’aimerais pas avoir vingt ans aujourd’hui. Gwendoline, c’est la bande-son idéale de ce monde confus et chaotique. Par contre, on manque un peu d’escapism. On avait Culture Club, Duran Duran. J’aurais rien contre un groupe un peu plus léger, qui mette du sucre.

Comment résumerais-tu tes années 80 à toi ?

Une impression de vivre dans un chaos permanent, mais un bon chaos, où on détruisait et reconstruisait sans cesse les choses.

Tu as écrit un article sur comment Lana Del Rey a renouvelé la pop. Quel est ton regard sur les mutations de la pop actuelle ?

Ce qui me fascine dans cette scène qui veut tout expérimenter, gloutonne de musique, c’est sa capacité à s’approprier des pans entiers de l’avant-garde. Lana Del Rey a apporté une dimension sexuelle qui manquait au R’n’B, de la subtilité dans une musique artificielle. Avec Billie Eilish il y a une cassure, un son neuf qui apparaît et dont on mesurera l’importance dans les prochaines années.

Quel est le disque dont on parlera encore dans cinquante ans ?

Random Access Memories de Daft Punk. Un sujet éternel de fascination. Ils ont senti l’air du temps et sont sortis de leur époque. C’est un groupe prodigieux pour moi.

Quel est le dernier son qui t’a marqué ?

Une sonnerie de téléphone Nokia, imité à la perfection par un mainate dans un arbre. Qu’un oiseau qui est censé symboliser la liberté soit lui aussi accroché à son téléphone, c’est hyper triste. Un tel clash entre la nature et la modernité, ça en dit long sur l’invasion de la technologie.

Ne manquez pas les deux autres parties de notre entretien avec JD Beauvallet où il nous livre ses secrets sur l’art de l’interview et sa trajectoire au sein des Inrockuptibles.

JD Beauvallet et l’art de l’interview (1/3)

« Une interview, c’est essayer de rentrer dans la tête des gens »

On ne présente plus JD Beauvallet, pilier des Inrockuptibles dont il est resté rédacteur en chef musique pendant plus de trente ans. À l’occasion de sa venue à Toulouse pour le Disquaire Day, il nous a accordé une foisonnante interview publiée sur notre site en trois volets.

Expatrié en Angleterre dans les années 80, JD est aux premières loges des déferlantes sonores qui embrasent le pays (madchester, britpop, trip-hop) et s’empresse d’en conter les éclats dans le magazine à l’affût d’œuvres audacieuses. De sa plume sensible et incisive, il décrypte les travers de l’âme et de la société contenus dans une chanson, et documente les scènes musicales à coups de punchlines poétiques lucides. Louée pour ses entretiens-fleuves, sa signature unique fait le bonheur de générations de lecteurs et des plus grands musiciens qui se sont confiés à lui, de David Bowie à Lana Del Rey. Rencontre avec le maestro des Inrocks pour une prodigieuse leçon de journalisme.

Ton nouveau livre, Interviews, est un florilège de tes entretiens publiés dans Les Inrocks avec David Bowie, Björk, AC/DC… Comment est née cette envie ?

Mon fils, passionné de musique, n’arrêtait pas de me demander quels artistes j’avais interviewés. J’ai fait ce livre pour partager ces entretiens avec les jeunes générations qui n’ont pas connu Les Inrocks. Je dormais sur une archive qu’il était important de conserver : des centaines d’interviews avec des artistes rares, au début de leur carrière, qui se livrent en profondeur. Je trouvais ça dommage que ça soit perdu, oublié avec le papier. Beaucoup d’entretiens ont disparu, avaient besoin d’être retravaillés ou retraduits. Avec Romain (ndlr : Lejeune, fondateur des éditions Braquage et ancien collaborateur des Inrocks) on est tellement contents du résultat qu’on songe déjà à un deuxième volume ! Le but du jeu, c’était de créer ses propres archives.

L’interview est ton exercice fétiche. Quel est son supplément d’âme ?

C’est la construction savante de tous les chemins détournés pour atteindre un but précis : comprendre pourquoi un fan de musique brûle les ponts pour devenir artiste. Je recherche la cassure qui les pousse au sacrifice. Tous ne sont pas devenus David Bowie, mais je trouve ça admirable. Il y a un moment dans l’interview où on rentre en transe. Il n’y a plus de micro, plus d’environnement, seulement deux personnes qui se parlent. Il faut apprivoiser l’artiste, le rassurer pour l’amener là où on veut. Ce sont des moments de grâce absolue. Des tas de fois, j’ai eu des frissons en interviewant des gens et je me suis dit « voilà, je suis dans le cœur du réacteur. »

Comment procèdes-tu ?

Je fais attention à les guider de manière délicate. Si on abat les cartes trop tôt, la personne se braque et c’est fini. Je me souviens d’un rencontre avec Nathalie Merchant de 10 000 Maniacs où j’avais emmené une stagiaire pour lui montrer ce qu’était une interview. On l’avait préparée ensemble. Je lui disais : « si je pose cette question, elle me donnera une réponse dans cette veine-là, je pourrai rebondir sur tel sujet. » Et ça s’est passé exactement comme ça, elle n’en revenait pas ! Une interview c’est essayer de rentrer dans la tête des gens et s’y trouver une petite place.

Quelles sont les limites d’une interview ?

Il ne faut pas trop pénétrer dans l’intimité des personnes, les blesser. Je ne suis pas un voyeur. J’ai des gardes-fous : quand je pose une question très personnelle à un artiste, je lui dis qu’il n’est pas obligé de répondre. S’il le fait quand même, je demande son accord avant d’utiliser ce qu’il m’a dit. Des fois ça dérape et on va trop loin, comme avec Cat Power. Je lui ai posé des questions sur sa mère et elle s’est mise à se rouler par terre, prendre des chaises et les taper du poing. Elle était en larmes, hurlait, je lui ai proposé d’arrêter l’interview. Elle m’a dit « non, tu m’as amenée là, tu m’en sors. » Ça a été très difficile. Je me suis rendu compte que j’avais joué aux apprentis sorciers. Ce n’est pas mon métier de faire ce genre d’analyses, il y a des moyens plus médicaux de le faire.

Pourtant, dans Passeur, tu fais des analogies entre interview et psychiatrie. L’entretien serait un moyen contourné de faire une psychanalyse sans avoir à la payer.

C’est très net pour les artistes américains qui ont l’habitude des psychanalyses et de répondre à des questions intimes. Les Anglais sont plus difficiles à percer, surtout ceux du Nord ! Ils ne doivent jamais montrer leur émotions et sont dans une représentation lads, macho. Faire chialer les Happy Mondays c’est un bel exploit parce qu’ils ne sont pas habitués à parler d’eux, à exprimer leur sensibilité. Ils sont plutôt dans la vanne, l’exagération de leur masculinité. Quand on arrive à percer cette cuirasse, c’est impressionnant. On sent qu’on est leur premier confident. Plusieurs fois, je suis sorti d’une interview en réalisant qu’un artiste avait partagé avec moi quelque chose qu’il n’avait jamais formulé ni osé dire, parfois depuis l’enfance. On est sur une terra incognita. C’est fascinant. Comment vivent-ils avec un tel poids sur les épaules, sans chercher à le percer ? Qu’ils s’en libèrent un peu, à l’occasion d’une interview, ça doit être cathartique.

Happy Mondays

Comment as-tu développé cette « poétique » de l’interview, si singulière ?

Le lien s’est fait parce que j’ai grandi dans un hôpital psychiatrique. Gamin, j’étais nerveux, très émotif. J’étais suivi par des psys et la naïveté de leurs questions me surprenait. Je répondais ce qu’ils avaient envie d’entendre. C’était un jeu tellement facile. Je suis de nature très timide. Il y a des questions que je ne poserais jamais à mon meilleur ami, mais avec un micro, je peux tout oser. Quand je demande à Nick Cave s’il va à la pêche ou s’il porte un jogging, c’est absurde (rires). Et en même temps ça peut donner un résultat intéressant parce que c’est déstabilisant. Oui, Nick Cave porte un jogging chez lui des fois (rires).

Tu affectionnes les entretiens-fleuves, qui ont fait la renommée des Inrocks. Dès le début, le long format s’est-il imposé comme une évidence ?

Non, pas du tout. L’écriture est venue très tard. On m’a tellement dit que j’étais nul partout, que je n’avais pas fait l’effort d’essayer d’écrire. Quand j’ai fait une école de journalisme, je me destinais à la radio, pas à l’écriture. Je trouvais ça laborieux, ingrat… Et j’ai commencé à faire des fanzines. Je me suis rendu compte que ça n’était pas si compliqué mais pour être honnête, quand je relis les quinze premiers numéros des Inrocks, je n’ai pas encore trouvé mon style, « ma petite musique » comme disait Céline.

Et comment l’as-tu trouvée ?

C’est difficile d’écrire sur la musique. Le vocabulaire est assez étroit et il ne faut pas tomber dans la métaphore systématique. J’ai trouvé un moyen détourné pour sortir de cette impasse : raconter des choses très personnelles sans jamais utiliser le « je ». Je me sentais à l’aise, je savais que ça m’appartenait, que ça n’était pas seulement un exercice de style. Ce qui m’a décomplexé c’est qu’il n’y a pas de code officiel. Je peux écrire qu’un groupe qui n’a sorti qu’un single est plus important que les Beatles pour moi. Chacun a le droit d’exprimer ses opinions et quand on avait des jeunes stagiaires aux Inrocks je les encourageais à développer leur avis – qui compte autant que quelqu’un qui a écrit des encyclopédies sur le rock.

Ton premier livre, Passeur (2021), se lit comme une leçon de journalisme à contre-courant. Quel conseil donnerais-tu aux jeunes journalistes musicaux ?

Le plus important c’est la curiosité. Mon plus grand conseil, c’est de s’intéresser à tout. Développer son propre sillon. Creuser tout le temps. Tous les samedis matin, je me pose cette question « qu’est-ce que j’ai appris cette semaine ? »

Ne manquez pas la suite de notre interview avec JD Beauvallet, où il nous parle de sa passion pour la transmission et de sa trajectoire au sein des Inrockuptibles.

Road-trips et fanzinat – Les éditions de la dernière chance

Derrière les mystérieuses Éditions de la dernière chance, se cache la prolifique Delphine Bucher. Autrice-illustratrice mordue de littérature et fascinée par le voyage, elle partage ses obsessions de grands espaces et de papier à travers une série de fanzines uniques dans le paysage hexagonal. De sa plume intimiste et franche, elle conte sans filtre ses road-trips littéraires au Canada (Vandura Hotel), aux États-Unis (The Last Best Place) ou en Écosse (Scottish Carnage). À la veille de son prochain séjour en Laponie, nous l’avons accueillie dans nos locaux pour un entretien qui déboulonne les idées reçues sur le voyage. Certifié 100 % DIY.

Delphine Bucher

Qu’est-ce qui t’a guidé vers le fanzinat ?

Je suis née et j’ai grandi à Montbéliard, une petite région ouvrière qui ne fait pas rêver sur le papier, mais où il y a un vivier d’activistes dans le fanzinat, la musique et l’organisation de concerts. J’ai évolué dans la scène punk-rock avec des zines pointus comme Slime Zine. Je pensais que c’était hors de ma portée. J’en ai toujours eu entre les mains, sans me dire que je pouvais en faire un.

C’est au cours d’un séjour au Canada que tu vois le fanzinat sous un nouveau jour.

J’ai vécu pendant un an à Vancouver où j’ai perçu le zine de façon beaucoup plus large. Là-bas, tu en trouves partout. Dans les bibliothèques, en distribution libre dans les soirées. J’ai découvert des mini-zines pliés en huit avec des recettes de cuisine, des astuces pour réparer son vélo. Je me suis dit « moi aussi je peux me lancer ! »

En 2016 tu rentres en France et tu créés ton premier zine, Après nous le déluge.

En librairie, je tombe par hasard sur un dictionnaire d’expressions de la langue française, à l’air un peu barbant mais avec des tournures farfelues. J’en illustre quelques-unes sur le thème de la mort et ça m’amène à en faire un petit zine. Après ça, je ne me suis plus arrêtée. Une fois que tu commences, tu ne te poses plus de question. Tu n’as plus peur. Tu continues.

Après nous le déluge #1 à 5 / Photo : Delphine Bucher

Tu fondes Les éditions de la dernière chance pour publier tes zines. Pourquoi ce choix ?

Quand je conçois Après nous le déluge, je ne me vois pas l’éditer sous mon nom, « Delphine Bucher présente… » J’écris, je dessine, mais à un niveau qui n’a rien d’exceptionnel. J’assume pas. Je préfère me cacher derrière une identité mystérieuse. Je ne pense pas à sortir d’autres publications mais un zine en entraîne un autre. T’es pris dans l’engrenage. Les éditions de la dernière chance, c’est un mélange de tout ce qui me passionne : cinéma, littérature, voyage, sous forme de micro-édition, fanzine et illustration.

Tu pratiques la linogravure. Comment t’es tu formée et quels sont tes modèles ?

C’est un collègue qui m’a conseillé d’essayer. Il trouvait que mon trait brut pouvait coller à la linogravure. Il m’a prêté le matériel. Un petit kit avec la plaque, les goujes. J’ai appris toute seule dans ma cuisine avec ma cuillère en bois. Je n’ai aucune formation en art. Je n’ai jamais les mêmes encres, les mêmes papiers. Je ne suis pas très carrée. Je fonctionne au feeling, il faut que ça m’amuse. Mon premier essai est un cercueil dans les vagues pour la couverture d’ Après nous le déluge #01. J’ai continué et on m’a demandé des illustrations pour Le fracas d’une vague, recueil de nouvelles de l’auteur Américain Mark Safranko. J’ai eu plusieurs commandes et je commence à avoir une grosse collection de linogravures dans le même état d’esprit : États-Unis, grands espaces, voyages. Elles tournent dans des expos à droite et à gauche.

Les éditions de la dernière chance font référence au Cabaret de la dernière chance, l’autobiographie de ton auteur préféré, Jack London. Comment son œuvre a-t-elle influencé ton travail ?

Je ne sais pas exactement pourquoi j’ai cette obsession. Quand j’étais petite, j’ai lu Croc-Blanc et L’appel de la forêt, qui m’ont vraiment marquée, mais je n’ai creusé son univers que des années après. Au Canada, je me suis lancée dans un pèlerinage en van sur ses traces en Alaska et dans le Klondike où il part chercher de l’or. C’est là que je commence à être monomaniaque et à tout lire. Je suis fascinée par cette période. Il ne trouve pas d’or et manque de peu de perdre la vie à cause du scorbut mais autour du feu, il collecte de nombreux récits qui le font connaître auprès du grand public. Jack London est inspirant parce qu’il ne part de rien, vient d’une famille pauvre, rencontre des galères mais ne s’arrête jamais et réussit quand même. J’aime cette philosophie. Sa plume est absolument fabuleuse, je peux lire Martin Eden sans relâche.

Tes zines sont souvent des récits de voyage inspirés de tes carnets. Comment transformes-tu tes notes prises sur le vif en narration publiée?

Je transforme très peu. Quand je voyage j’écris tous les soirs avant de me coucher. Les émotions sont à vif. Si tu es au bord des larmes, tu le notes. C’est un bon moyen de se défouler. Sortir tout ce que t’as à l’intérieur. Si je repense à mon road-trip en Écosse il y a quatre ou cinq ans, avec le recul je me dis que c’était compliqué mais intéressant. Alors qu’en relisant mon carnet, je réalise à quel point j’étais au bout du rouleau. La galère totale ! C’est ce que j’explique dans Scottish Carnage.

Scottish Carnage, infernal périple en Écosse / Photo : Delphine Bucher

Tu t’exprimes sans filtre.

Je ne raconte pas tout non plus. Il y a une part d’intime, lorsque je suis avec mon compagnon dans Vandura Hotel ou ma sœur dans The Last Best Place, mais j’essaye d’être honnête. Je pense que c’est ce que les gens apprécient dans mes zines. Je voyage avec peu de moyens. J’aborde facilement l’aspect négatif. Je me demande souvent pourquoi je pars. Pourquoi je m’inflige une traversée de l’Alaska par -25° ? Tout ça juste parce que Jack London l’a fait ! Je ne serais pas mieux à lire son bouquin au chaud sous mon plaid ? C’est rare que les gens rapportent leurs mauvaises expériences. Aujourd’hui on fantasme trop le voyage avec les photos, Instagram. Il y a une injonction à voir le monde mais on aborde peu l’envers du décor.

Dans Scottish Carnage, tu racontes un voyage en solo. Quels conseils donnerais-tu aux femmes qui ont envie de voyager seules mais n’osent pas franchir le pas ?

Je n’ai pas de conseils de survie, par contre si vous avez envie de partir il faut le faire. Même si ça fait un peu flipper. Avant ce voyage, quand je disais autour de moi que j’allais partir seule en camping sauvage, les filles me répondaient « je ne pourrais jamais le faire ». J’étais en pleine séparation et je ne voulais pas attendre d’avoir un mec pour voyager. J’avais envie de dormir dehors pour me prouver des choses. C’était tellement galère que mon cerveau s’est mis en pause. Je n’ai pas eu peur. J’étais seule à côté d’une forêt de sapins, autour de moi il n’y avait que des moutons. Quand tu es une femme, tu peux être une cible mais je n’ai pas envie de m’empêcher de voyager pour autant. Si je veux de l’aventure, elle ne va pas venir jusqu’à mon canapé. Je n’ai pas le choix.

Tu privilégies le voyage au long cours pour plus d’immersion. Comment est-ce qu’on se débrouille avec la vie quotidienne pour transformer ses rêves en liberté ?

Il ne faut pas avoir peur de lâcher son job. Ne pas s’attacher à ses meubles. Pourtant, je suis quelqu’un de très matérialiste. J’ai une collection de bouquins énorme et mes déménagements ne sont vraiment pas fun, mais je n’ai pas envie de m’encroûter. J’ai de nouveau quitté mon travail parce que je repars bientôt en voyage : à Hawaï en septembre, en Australie en janvier. On me dit souvent : « Mais quitter ton CDI pour partir trois mois en voyage, t’es sûre que c’est une bonne idée ? » Je pense que oui car c’est ce que j’ai fait pour le Canada. C’est une expérience qui m’a beaucoup aidé et amené à changer de voie. Si on sent cet appel d’aller voir ce qui se passe ailleurs, il ne faut pas trop réfléchir. Pour autant, je pense que ça n’est pas tout le monde, mais il ne faut pas se freiner si l’envie est forte.

Vandura Hotel, traversée de l’Alaska sur les traces de Jack London / Photo : Delphine Bucher

Quelle est ta B.O idéale pour un voyage ?

Je ne prépare rien, j’écoute ce qui colle à mon humeur du moment. The Last Best Place raconte un voyage éreintant. Je conduis seule, on finit par abîmer la voiture… Le travail de ma sœur c’était de sélectionner des tubes qu’on écoutait plus jeunes, pour se détacher. Je n’ai pas de playlist idéale. Tout dépend du moment, de l’endroit. Ma frangine s’est rappelée de ce qu’on a écouté – pas que des morceaux pointus et classes – mais je me fous de la street cred. Les titres notés à la fin du zine sont 100 % honnêtes. Il y a peu j’étais invitée à Clermont-Ferrand et un mec m’a dit : « Le zine est génial, par contre écouter Bon Jovi, vraiment ? » Mais oui ! T’as un petit coup de mou, tu mets Bon Jovi et ça repart !

Dans The Last Best Place, tu racontes la désillusion entre tes attentes projetées sur certains lieux et la réalité.

Pour ce voyage aux États-Unis, j’ai fait 5000 km en voiture pour arriver à Missoula, l’eldorado de la littérature américaine. À chaque coin de rue, je m’attendais à voir des écrivains, des bibliothèques, des bouquinistes. Arrivée là-bas, il n’y a absolument rien. C’est la seule ville où on avait prévu de passer deux jours… J’ai quand même rencontré Pete Fromm que j’avais contacté pour un entretien avant mon départ. Souvent, le décalage est grand. Il y a aussi des endroits dont on n’attend rien du tout et qui nous surprennent. Quand on organise trop son voyage, il y a des surprises. Il faut l’accepter.

Au fond, pourquoi voyages-tu ?

Je crois que je suis portée par les bouquins. J’ai tout le temps envie de suivre les livres.

Les fanzines de Delphine Bucher sont disponibles en consultation aux Musicophages.

Pour suivre toute l’actualité des Éditions de la dernière chance, c’est par ici.

Rétro Toulouse – Les Fils de Joie

Groupe incontournable de la scène post-punk toulousaine des 80’s, Les Fils de Joie font leur comeback en 2023 ! Presque quarante ans après leur séparation, l’album Nous ne dansons plus la nuit remet au goût du jour titres cultes et inédits. Rencontre avec Olivier de Joie, chanteur et guitariste, qui retrace avec un enthousiasme contagieux leur tumultueuse épopée.

La légende dit que Les Fils de Joie se sont formés à l’occasion d’un concert d’Iggy Pop …

En 1978, Iggy joue à la Halle aux grains. Dans la foule, deux gars la coiffure en pétard cherchent un guitariste pour un concert le samedi suivant. Ils m’engagent à condition que je me coupe les cheveux (rires). Je rejoins les Fly Killers, premier groupe punk toulousain, où je rencontre Alain, le batteur des Fils de Joie. À seize ans, il était déjà incroyable, il cognait comme un fou. Nous, on jouait super mal. Après un concert pour la fête du lycée Bellevue, on essaie de monter un vrai groupe l’été, Les Touristes. On part répéter dans une ferme du Gers, on fout un bordel incroyable. On fonde Les Fils de Joie en septembre, avec Chris à la basse. L’explosion punk avait envoyé les codes valser et le plus important n’était pas la virtuosité, mais la créativité.

En tant que groupe débutant, où vous produisiez-vous à Toulouse ?

Par rapport à d’autres villes, on était un peu en retard au niveau des salles. Celle qui était mythique, c’était Le Pied dans le Gers. On y a joué bien plus tard, après la sortie d’Adieu Paris. À Toulouse, on jouait surtout dans les facs. Notre premier live était à l’université Paul Sabatier, puis Sup’ de Co, l’école Vétérinaire, Sup’Aéro… C’est là qu’on a rencontré Pascal Jouxtel, qui a chanté le temps d’un concert et est resté proche du groupe.

Vous recherchiez un autre chanteur ?

Oui, parce que je ne savais pas trop chanter à l’époque. Je commençais à écrire des chansons en copiant Les Ramones, notre idéal de groupe. Il nous fallait un chanteur, mais Pascal préférait écrire les paroles, alors je me suis collé au chant et on a coécrit la majorité des premiers titres ensemble.

Pourquoi chanter en français ?

Parce que c’était la rébellion ultime ! La langue du rock c’est l’anglais. Quand t’es punk, tu fais tout ce qui n’a pas été fait avant, même si certains groupes nous ont précédé – Starshooter, Bijou. En France, on est un peuple de rebelles et de poètes. Chanter en français est exigeant et ça te met la pression quand t’essaies d’écrire. Au début, nos rimes et nos textes étaient loin d’être parfaits…

Les paroles de vos chansons s’illustrent par leur engagement, entre humour noir et second degré.

On essayait de faire passer des messages, mais jamais en disant « la guerre c’est mal, arrêtez ». C’était un peu à la punk, à la Fils de Joie. Tu prends une situation et tu la décris d’une telle manière que les gens comprennent que c’est du second degré et qu’il se passe un truc. Souvent dans les médias, l’information est livrée de manière aseptisée. Nous, on disait les choses sans filtre mais avec humour je pense.

Vous avez co-écrit de nombreuses chansons avec Pascal Jouxtel. Comment se déroulaient les sessions d’écriture à quatre mains ?

J’ai toujours aimé la poésie et Pascal était encore plus littéraire que moi. Il me disait que si on voulait écrire, il fallait être rigoureux avec les rimes. Il apportait un regard différent sur les textes. Si tu prends « Adieu Paris », j’ai trouvé le titre. On voulait une chanson sur l’époque désabusée dans laquelle on vivait. Je commence avec les paroles carte postale « La Tour Eiffel, la tour Montparnasse », et Pascal rebondit avec « la corde ou le gaz ». Ça ne rime pas tout à fait, mais Montparnasse et gaz, ça résonnait tellement bien pour le sens. Tu te rends compte que tu peux te jeter de la Tour Eiffel et de la Tour Montparnasse. Ce qui était génial avec Pascal, c’est qu’on se renvoyait constamment la balle.

« Adieu Paris » concorde avec l’avènement des radios libres qui va être une déflagration.

Absolument ! Imagine que du jour au lendemain tous tes copains du bahut commencent à créer leurs radios. À Toulouse il y avait TSF, FMR, et quatre ou cinq radios rien que dans la rue Saint-Rome. On enregistrait et donnait nos cassettes pour essayer d’être produits. On s’est retrouvés à Polygone pendant trois jours pour faire le 45T autoproduit et les radios libres nous ont adoptés. Les anglais ont eu « No Futur », les américains « I don’t care » mais nous les français on est un peu plus intellos. « Adieu Paris », ça rendait bien.

« Adieu Paris » est également novateur pour son emploi du saxophone, rare dans le punk des années 80.

Christophe Jouxtel, le grand frère de Pascal, était saxophoniste. Il est venu au studio Polygone pendant l’enregistrement. On ne savait pas ce qu’il allait jouer et quand on l’a entendu, on a adoré et gardé sa partie. Quand on jouait une chanson comme « Adieu Paris », un étrange mélange de ska et de cold wave, où la basse est très présente, avec un rythme « shuffle » lent, les gens étaient surpris à l’époque.

En 1984, Vous signez avec Phonogram et un chemin pavé d’embûches s’ouvre à vous.

L’idée de départ, c’était d’enregistrer deux 45T et un album. On fait une série de maquettes dans le studio Phonogram du Boulevard de l’Hôpital, tenu par un gars qui avait beaucoup travaillé avec Brassens. Je ne sais pas ce que sont devenues les bandes. On avait fait dix ou douze morceaux et s’ils s’étaient contentés de sortir l’album, ça nous aurait suffi. Ensuite, il a fallu réenregistrer trois titres pour le maxi 45T. Ça avait beau être nos morceaux, c’est le producteur qui avait le dernier mot sur la façon dont on les arrangeait.

C’est Jello, le guitariste de Starshooter, qui produit « Tonton Macoute ».

Oui. Il rentrait d’Afrique et c’est lui qui a donné cette couleur avec des percussions. Au départ c’est un morceau rock ska. Il parle d’Haïti. On ne le renie pas et le public l’appréciait. On a aussi enregistré une nouvelle version de « Havana Affair » et « Voici le jour », écrit par Daniel et Pascal. Cette session n’était pas dramatique. Avec le recul, je dirais qu’elle nous ressemblait à 80%. Au bout du compte, signer chez Phonogram a cassé notre image d’indépendant. On s’est retrouvés en décalage avec nos fans d’un côté et la maison de disques, qui s’est trompée dans ses attentes. « Tonton Macoute », ça n’est pas grand public.

Vous enregistrez le second 45T et les choses se compliquent.

Quand on a signé, on se voyait déjà comme les Stones, partir en studio le temps qu’il faut pour faire un super album qui nous ressemble. Malheureusement ça n’était pas comme ça. Le producteur décide. Il a donc fallu refaire « Adieu Paris » et « J’appelle par-delà les mers ». Cette fois, c’était Franck Darcel, qui venait de produire Daho, aux manettes. Il avait fait du bon travail avec lui mais je ne crois pas qu’il ait compris qui nous étions. Le bassiste a été remplacé par un requin de studio, le batteur par une boîte à rythme. Ça n’était plus vraiment nous. Six mois plus tard on s’est séparés.

Vous avez aussi enduré de nombreux changements de line-up.

Au début, on était très jeunes, des lycéens. On commence à trois (Alain, Chris et moi), puis Daniel nous rejoint à la basse après son bac. Le soir d’un concert au Grand Parc de Bordeaux, fin 82, Alain prend sa batterie et se casse. Pour le remplacer on recrute Dorian qui vient d’Angoulême, et en tournée Marc au saxophone. Après notre passage chez Phonogram, Chris et Dorian sont partis. Il ne restait plus que Marc et moi.

Olivier de Joie et Marc de Joie en 1986

Après la séparation du groupe, vous continuez à composer ensemble tous les deux.

On est allés à Bretagne, à Landévennec. Pendant trois mois d’hiver on se caillait à écrire des chansons, puis on est retournés à Paris. Il y avait Radio Libération (ndlr : la radio libre du journal), qui possédait d’énormes studios dans le 18e. Un de nos potes les connaissait et ils nous ont laissé y travailler le temps qu’on voulait. On enregistrait des tonnes de titres : « Nous ne dansons plus la nuit », « Le bon dieu n’a pas voulu de moi », « Allongé sur la dune ». On essayait des trucs et c’était une super expérience mais au fond, on ne savait plus trop quoi faire. Garder le nom des Fils de Joie était douloureux pour nous mais on ne voulait pas repartir de zéro. Finalement, on a laissé tomber. Aujourd’hui j’assume complètement cette époque et notre groupe.

Pendant les années 2000, vos morceaux ressortent sur internet et les fans sont toujours au rendez-vous.

Un site internet a même été créé par un fan ! (ndlr : http://filsdejoie.e-monsite.com/)

Tout ça permet de faire table rase des mauvaises histoires. On ne se rappelle que les bons souvenirs. En te replongeant dans le passé, tu redécouvres les morceaux. C’est comme ça que l’idée d’un album surgit. Pendant le confinement on remastérise des chansons. À cet album, on a même rajouté « Ultime Pogo », un morceau écrit en 2018, en hommage à Toulouse, la ville chère à mon cœur et la scène rock de l’époque qui rêvait de conquérir le monde.

C’est le label toulousain Pop Sisters Records qui édite l’album. Pourquoi avoir choisi de collaborer avec eux ?

Parce que Les Fils de Joie, c’est une histoire toulousaine, et le premier critère était de choisir un label local et indépendant. On a bien accroché, c’était un peu écrit. La pochette a été réalisée par le toulousain aussi Jacques Pecate qui a rafraîchi notre logo.

Quelle est l’histoire de la chanson dédiée à Ian Curtis « Nous ne dansons plus la nuit » qui donne son titre au disque ?

Je l’ai écrite pendant mon service militaire. J’avais l’impression de perdre mon temps et j’étais déjà déprimé quand j’ai appris que Ian Curtis s’était pendu. La première version était en anglais, « We’re not dancing anymore », mais il aurait fallu qu’on la traduise en français pour qu’elle devienne une vraie chanson des Fils de Joie. Je l’ai fait quatre ou cinq ans plus tard. C’est un hommage au talent de Ian Curtis malgré sa maladie : « des rimes et des barbituriques / des poèmes épileptiques ».

Des concerts de prévu pour le flamboyant retour des Fils de Joie ?

Oui ! On fera un showcase le vendredi 24 Février à 19h chez Croc Vinyl et une release party en mai à Toulouse, car on veut du soleil. Le 16 septembre on joue à Duran pour le festival Le son de la nuit. D’autres dates suivront.

Pour écouter Nous ne dansons plus la nuit en ligne, c’est par .

Les archives des Fils de Joie (vinyles, cd, flyers, coupures de presse) sont en consultation aux Musicophages sur rendez-vous. Pour retrouvez toute leur actualité, c’est ici.

D’un zine à l’autre – Guillaume Gwardeath

Activiste acharné du fanzinat, Guillaume Gwardeath a édité de nombreux fanzines (Bougl, Extra Jazz) et prêté sa plume à d’incontournables publications (Abus Dangereux, Kérosène). Il a sillonné l’Hexagone pour aller à la rencontre des artisans de la presse alternative actuelle. En résulte FANZINAT, un exultant documentaire où se côtoient rap et punk, littérature, graphisme et football. Le tout enrobé dans un cocktail bien frappé à base de colle, de ciseaux et de papier.  Rencontre avec celui qui se définit comme un « observateur passionné ».

Guillaume Gwardeath

Comment as-tu découvert les fanzines ?

Dans une boutique pour hardos. Au milieu des bandanas et bracelets à clous, il y avait Possessed By Speed, un fanzine créé par des fans locaux de speed metal. Impressionné par quelques pages mal photocopiées, j’étais frappé par la possibilité qu’ils aient fait la publication eux-mêmes. Je les ai contactés et j’ai intégré leur équipe. Il habitaient le village d’à côté, certains allaient être au lycée avec moi. Ça a été une découverte, un coup de cœur, une immersion.

Possessed By Spead numéro 7

Quel lien entretiens-tu avec le support fanzine ?  

Je l’adore. J’ai noué avec lui une connexion physique proche du lien amoureux. Mes fanzines sont avec moi quand je dors, dans une bibliothèque qui est le premier meuble près de mon lit. Je peux tendre le bras pour en lire un avant de me coucher. J’entretiens aussi une relation émotionnelle faite de nostalgie et d’intérêt constant. La nostalgie voudrait qu’on se fige sur une époque sacralisée, regrettée, et qu’on ne jure que par ce passé révolu. Or j’ai toujours acheté des fanzines et je continue à le faire. Je me rends dans des salons. C’est un rapport affectif continu.

Comment est née l’envie et l’idée de réaliser le documentaire FANZINAT ?

FANZINAT est dû à une impulsion originelle de Laure Bessi. Elle est venue visiter la Fanzinothèque de Poitiers dont j’étais directeur, et je lui ai dévoilé l’univers des fanzines. En tant que journaliste, elle s’est interrogée face à la motivation à toute épreuve de ceux qui les créent, mus par leurs seules passions et non par la perspective de voir leurs piges rémunérées. Comme il n’y avait pas vraiment de documentaires qui traitent le fanzine dans son ensemble et les spécificités de la scène française, elle m’a dit : « pourquoi ne pourrions-nous pas le faire ? »

Les réalisateurs de FANZINAT : Guillaume Gwardeath, Laure Bessi, Jean-Philippe Putaud-Michalski.

Sur quels critères se sont portés le choix des intervenants ?

J’avais dressé une liste de 200 personnes intéressantes et Laure m’a dit que j’étais complètement dingo ! (rires) Il a fallu arrêter notre choix sur une vingtaine de participants. On a fait en sorte d’éviter de se piéger nous-mêmes en ne convoquant que des vétérans. Le film explique que le fanzinat n’est pas qu’un média du passé, donc c’était important de montrer qu’il y a du sang neuf. On voulait éviter qu’il y ait une domination masculine écrasante car tout le devant de la scène du fanzinat des années 80 et 90 était occupé par des mecs. Un autre critère était l’éclatement géographique, avec des gens de Saint-Étienne, Montbéliard, Tours, Saint-Malo, etc…. Il nous tenait à cœur d’exposer la diversité des types de fanzines. Nous ne voulions pas parler que de rock. On est allés chercher d’autres thématiques qui ont surpris des spécialistes, comme les fanzines de rap avec Bursty 2 Brazza ou Gazzetta Ultra, sur le mouvement ultra lié au football (ndlr : les ultras sont des supporteurs soutenant de façon fanatique leur équipe fétiche lors de compétitions sportives).

Le film accorde une place de choix à la scène actuelle, qui émerge avec internet et les réseaux sociaux. Quel regard portes-tu sur cette nouvelle vague ? 

Ce sont de nouvelles pratiques. La définition classique du fanzine ne fonctionne plus dès lors que ce fanzine est produit par un élève des Beaux-Arts dans le cadre de son travail scolaire. Il y a une querelle des Anciens et des Modernes à ce propos, mais le fanzine est un objet mouvant qui n’a pas de cahier des charges. Tout un pan de ce nouveau souffle artistique « post Beaux-Arts » est relié à l’histoire du fanzinat, car il s’inscrit dans la pratique de la micro-édition et de l’auto-édition, incarnant une frange de la population qui estime son art et sa culture sous-représentée.

Le documentaire expose aussi la frontière ténue entre fanzinat, journalisme et livre (d’artiste).  Comment, de rédacteur de fanzines, devient-on journaliste ou auteur, comme l’illustre ton propre parcours ? 

Le fanzinat est une bonne école pour le journalisme. Frank Frejnik (créateur du fanzine Violence et rédacteur en chef de Punk Rawk) explique que créer son fanzine a été un stage pratique pour apprendre des recettes qui sont aussi celles du journaliste : aller chercher l’info, mener une interview, assurer le contact avec les attachés de presse, etc. L’élément commun c’est la passion pour l’écriture. Écrire de manière professionnelle est une des continuités de la rédaction de zines. J’avais travaillé pour la branche musicale de Vice, Noisey, et le rédacteur en chef, je crois, trouvait que les journalistes issus d’écoles spécialisées étaient trop formatés. Il voulait renouveler la rédaction avec des anciens du fanzinat qui avaient une écriture plus personnelle et dont il connaissait le style. Le fanzinat est un vivier pour ça.

Interview de Marsu et de Thomas des Burning Heads pour FANZINAT

Tu es également en cours d’écriture d’un livre consacré aux fanzines. 

L’idée c’est de faire une histoire orale en donnant la parole à ceux qui ont contribué au fanzinat, et non pas de s’exprimer à leur place. Il y aura des interviews où ils feront le récit de leur passage dans le fanzinat, mais aussi des archives de journaux ou d’émissions de radio afin d’inclure ceux qui sont morts. Une partie anthologique sera dédiée à la reproduction de couvertures et de pages intérieures de zines.  Il y aura des choix drastiques car on ne peut pas couvrir la totalité des publications, mais j’ai espoir que le livre puisse offrir un aperçu de la production de fanzines en France depuis leur apparition jusqu’à nos jours.

En tant qu’auteur, tu apprécies particulièrement l’écriture d’histoires orales. Qu’est-ce que tu affectionnes dans ce format ? 

J’apprécie la démarche journalistique : voir les gens, leur poser des questions, rapporter leurs réponses. Ensuite j’évite de trahir leurs propos en les réexprimant. Je ne suis pas fan des ouvrages se mettant à la place des acteurs qui narrent l’histoire. Je peux ne pas aimer leur style. J’ai des doutes quant à la véracité de ce qui est raconté, tandis que les propos directs d’un témoin expriment sa version, avec ses mots. Je suis plus à l’aise avec le maniement de ce matériau brut.

L’histoire orale des Burning Heads et de tout un pan de la scène française indépendante des années 90, par Guillaume Gwardeath et Sam Guillerand

Tu as longtemps travaillé à la Rock School Barbey, salle de concert bordelaise emblématique. Quel a été ton regard sur le monde du live en tant que programmateur ? 

Si on veut rester fan d’un groupe, il vaut mieux ne pas le voir dans ses mauvais jours, être témoin de ses caprices et de ses exigences. On peut déchanter ! Heureusement il y a des gens fantastiques à la hauteur de leur réputation. C’était une expérience intéressante mais je ne me serais pas vu programmateur toute ma vie. C’est un métier où il est bon de se renouveler. Le piège c’est de trop rester en place et c’est un reproche que je peux faire à la profession. La programmation n’est pas une sinécure. Je suis ami avec de nombreux programmateurs et je vois bien qu’ils souffrent. (rires)

Quelle est l’ultime astuce DIY que tu aurais envie de donner à quelqu’un ?

Faire croire qu’on fait tout tout seul, mais toujours faire avec les autres.

Extra Jazz 44 – Automne 1997

Retrouvez toute l’actualité de Guillaume Gwardeath et du film FANZINAT ici :

www.fanzinat.fr

www.gwardeath.fr

www.metrobeach.fr

Rétro Toulouse – Les années Condorcet 2/2

Le studio Condorcet, incontournable pour de nombreux artistes de variété française des années 70, est à l’étroit dans son premier local de 50m2. Il s’installe dans un ancien entrepôt de la rue Matabiau où il se lance un défi de taille : offrir aux artistes de la région une renommée nationale. Un pari gagné avec brio puisque les tubes de Francis Cabrel, Gold et Jean-Pierre Mader résonnent encore dans nos oreilles… Suite de la rencontre avec Jean-Michel Porterie, l’un des membres fondateurs du studio, qui nous livre ses souvenirs d’enregistrements.

Photo du studio extraite des archives de Jean-Michel Porterie

En juillet 1976, vous emménagez dans un nouveau studio, rue Matabiau. Avec quels artistes collaborez-vous à ce moment-là ?

On continue d’enregistrer des parisiens. Grâce à Pierre Billon, nous avons l’occasion de faire « Les filles du paradis » pour Johnny Hallyday après son concert à la Halle aux grains. Billon nous dit : « il arrive après minuit, assourdi par le bruit. Vous le faites entrer dans la cabine, vous mettez le son à fond et vous sortez. Le bruit sera terrifiant ». La star qui ne se déplaçait jamais seule arrive entourée de sa cour et d’un dobermann. Je m’exécute et je ferme les portes. C’était tellement fort que les murs du studio se sont mis à vibrer, je n’avais jamais entendu un truc pareil. Ça a fonctionné puisque après le titre est sorti.

Peu de temps après, c’est au tour de France Gall et Michel Berger de vous rendre visite.

En 77, la maison Warner nous appelle pour nous parler de leur titre « Big Fat Mama », sur lequel ils souhaitent avoir une couleur de chœurs façon gospel. Et comme ils avaient entendu qu’on avait ça à Toulouse, plutôt que d’aller courir à Nashville ou à Londres, ils ont débarqué un soir au studio. On a bossé toute la nuit pour enregistrer le titre.

Hugues Aufray est aussi resté longtemps à Toulouse.

C’est un fabuleux souvenir. En 1978, il est venu pendant un mois pour enregistrer son double-album Transatlantic. C’est Georges Augier de Moussac, un des musiciens de son équipe, qui nous l’a ramené. Il est venu avec son arrangeur André Georget et le batteur Joe Hammer, un australien qui avait beaucoup travaillé avec Balavoine. Ça a été un grand moment. Hugues avait fait son petit bureau dans un coin du studio avec sa lampe de chevet, il écrivait ses textes et il y avait toute une atmosphère… Il savaient que le studio était à eux pour un mois alors ils s’installaient vraiment. Ils avaient déballé une dizaine de guitares exposées, ça donnait un côté famille, bon enfant.

C’est à cette occasion que vous montez un petit studio maquette.

Il y avait tellement de place dans notre local, avec un gigantesque trou bétonné dedans, que Pierre Teodori et Georges Augier de Moussac ont eu cette idée. Ça a créé une espèce de pôle musical : Condorcet et en bas, un mini studio avec un petit magnéto 8 pistes, pour réaliser des maquettes. Ça drainait pas mal de musiciens de la région qui venaient travailler.

Comment avez-vous commencé à enregistrer un important nombre d’artistes locaux ?

C’est Cardona qui y a pensé. Pendant les périodes creuses, il voulait essayer de produire des artistes de la région. Il nous a proposé d’enregistrer les Gold. À mes yeux c’était des musiciens très talentueux pour reproduire des chansons déjà existantes avec leur orchestre de bal, mais c’est Jacques qui a eu le flair sur leurs talents de compositeurs.

Vous avez également découvert Francis Cabrel.

Un dimanche de 1977, avec les frères Seff, on le reçoit après son concours à Sud Radio. On fait partie du jury, et au milieu de tous les candidats, nos oreilles se dressent quand il commence à chanter. Il vient au studio – je le revois encore arriver avec ses cheveux longs qui lui donnaient un air de mousquetaire – pour nous faire écouter trois chansons. À ce moment, je comprends qu’il n’y a pas que « Petite Marie ». J’ai gardé précieusement la bande de cette première fois en studio guitare et voix, tout seul devant un micro.

Vous quittez le studio en 1982 et partez travailler au Palais des Congrès. Que s’est-il passé ensuite ?

Le studio continue de tourner, avec François et Jacques qui poursuit la production. En 1984, ils enregistrent un album avec Gold, et au dernier moment le compositeur Jean Garcia apporte un titre qui comble un « vide » sur une des faces : « Un peu plus près des étoiles ». Ça a été le carton qu’on connaît, mais très souvent, les tubes, c’est du pur hasard. C’est très rare que ce soit écrit dans une chanson quand vous l’écoutez. Ça n’arrive quasiment jamais.

Un tube, ça ne se programme pas?

Vous pouvez le penser, mais de là à savoir que ça va être un must et vendre des millions, c’est différent. À Toulouse, ça ne m’est arrivé qu’une fois avec « La maladie d’amour ». Sardou était déjà en haut de l’affiche et quand on écoutait cette rengaine, on ne pensait pas que ça pourrait ne pas marcher, mais c’est exceptionnel.

Le souvenir ultime de la vie de studio ?

Dans ce métier, les instants inoubliables ont lieu la nuit, vers trois heures du matin, quand il n’y a plus de téléphone qui sonne et que vous avez des rythmiques qui tournent magistralement bien. Tout d’un coup, vous vous retrouvez avec des musiciens dans ces atmosphères tamisées, enfumées (à l’époque ça fumait beaucoup), et là vous avez l’impression d’être hors du monde. Vous êtes dans ce bocal, complètement isolé, il pourrait y avoir une bombe atomique peut-être qu’on ne s’en rendrait pas compte…

Malgré toutes les pointures de la chanson qui se sont bousculées pour venir enregistrer à Condorcet, vous peiniez à joindre les deux bouts.

On n’a jamais pu gagner notre vie là-dessus. On était trois à bouffer de la vache enragée, avec des salaires de misère. Au bout de quelques années, on s’est dit qu’il faudrait peut-être en vivre. En plus mes deux associés avaient charge de famille, c’était le début de la fin. Quand j’ai vu le numérique arriver à la fin des années 70, j’ai constaté qu’on n’aurait jamais les moyens de se le payer. Un 32 pistes de l’époque valait le prix d’une maison, tout comme les consoles de mixage de plus en plus gigantesques, automatisées, avec ordinateur. Il fallait prendre des risques énormes.

L’aventure prend fin peu de temps après.

On n’était que co-producteurs mais ce sont ces succès qui nous ont permis de liquider la société et de partir sans aucune dette. En 86, on décide d’arrêter. Jacques avait envie de passer à autre chose. François voulait continuer le studio, mais pas dans ces conditions. Le matériel est racheté par Bernard Laville qui s’installe un studio derrière la gare Matabiau. Il l’appelle « Espace musical Condorcet », et au fil des années, il est renommé « Studio Condorcet ». C’est comme ça que l’histoire s’arrête pour nous début 87.

François Porterie et Jacques Cardona sont ensuite recrutés par Bernard Laville comme salariés dans le nouveau studio. Pierre Teodori s’impose peu à peu comme arrangeur suite au départ de Roger Loubet, parti s’installer à Paris. François Porterie poursuit son parcours jusqu’en 2006 où il fait un AVC. S’il se remet sur le plan physique, il perd l’usage de la parole et ne peut plus s’exprimer. Jacques Cardona décède d’une crise cardiaque en 2008. Après avoir quitté Condorcet en 1982, Jean-Michel Porterie travaille pendant cinq ans au studio du Palais des Congrès, avant de se reconvertir comme réalisateur de publicités pour la télévision et la radio. Il est le seul membre fondateur de l’aventure Condorcet à pouvoir encore apporter son témoignage précieux pour l’histoire de la chanson française.

Pour savoir comment l’odyssée du studio Condorcet a commencé, plongez dans la lecture de notre premier entretien ici.

Rétro Toulouse – Les années Condorcet 1/2

Dans les années 70, le studio Condorcet créé à Toulouse par les cousins Jean-Michel et François Porterie ainsi que leur ami Jacques Cardona est l’un des lieux incontournables où viennent enregistrer les stars de la variété française : Johnny Halliday, Michel Sardou, Mike Brant, Hugues Aufray, France Gall et Michel Berger. Nous avons rencontré Jean-Michel Porterie qui nous a livré la fascinante histoire du studio iconique.

Roger Loubet, Gérard Salesses, Georges Augier de Moussac et Pierre Groscolas en 1971

En 1964, François Porterie joue de la guitare électrique et fonde Le Cœur avec le chanteur Pierre Groscolas, le batteur Guy Perrin et le bassiste Gérard Pottier. Le groupe reprend le répertoire des Beatles dans les clubs en bord de mer, accompagné de Jean-Michel Porterie, passionné de technique, qui prend en charge la sonorisation et l’enregistrement. Ils répètent dans la cave du magasin « Musique & Ondes » (situé rue des Lois à Toulouse), sous le son assourdissant des pots d’échappement brandis par les jeunes gens en colère du printemps 68. Très vite, la bande délaisse les bancs de l’université pour se consacrer à la musique et, après s’être adjoint les services du talenteux clavier Roger Loubet, Le Cœur monte à Paris. Il signe un contrat avec Barclay en octobre et enregistre un album qui ne rencontre pas son public. L’expérience tourne court. Le groupe l’ignore encore, mais cette escapade parisienne lui permet de nouer des liens avec des maisons de disques qui vont s’avérer cruciaux pour l’aventure Condorcet…

Votre idée de départ était de créer un studio mobile. Pourquoi ?

Il y avait des orchestres de bals à foison dans la région toulousaine, c’était une tradition estivale dans les villages environnants. Une multitude de groupes talentueux, dont les Goldfingers (futurs Gold) ou Sentimental Trumpet, ont eu leur heure de gloire. Mon cousin François voulait créer une petite unité mobile dans une 4L ou une estafette, y installer du matériel et courir ces fameuses fêtes pour y enregistrer des orchestres. Ce projet ne nécessitait pas un investissement colossal parce qu’on était loin d’imaginer qu’on pourrait un jour monter un véritable studio.

Comment votre rêve est-il devenu réalité ?

Grâce à deux femmes exceptionnelles : Irène et Simone Porterie, notre grand-mère et notre tante. Le studio n’aurait jamais existé sans elles. Sans qu’on ait demandé quoi que ce soit, elles ont mis leurs économies à notre disposition afin qu’on puisse louer un local, au 36 de la rue Condorcet. La construction a commencé pendant l’été 1970. Nous faisions la chasse au matériel auquel nous ne connaissions rien, via l’achat de revues spécialisées et de petites annonces. C’est Maurice Van Hall, un savant Hollandais qui fournissait les studios parisiens, qui nous a branché sur du matériel professionnel, avec un magnétophone 4 pistes Ampex qui provenait du mythique studio d’Hérouville. Ce n’est pas à Toulouse que nous aurions pu l’acheter…

Pour faire fonctionner le studio à plein régime, vous formez un trio de choc avec votre cousin François Porterie et votre ami Jacques Cardona.

On avait rencontré Jacques au magasin « Musiques & Ondes ». Un super musicien qui chantait divinement bien, avec une formation de juriste pour nous apporter le côté réfléchi. Mon cousin et moi aurions été incapables de gérer une affaire. Tous les deux on assurait la prise de son, et Jacques se chargeait du contact avec les clients, en plus d’être musicien et choriste.

Comment débutent les enregistrements ?

En janvier 1971, on a commencé à enregistrer les locaux : Richard et Daniel Seff, des maquettes avec Pierre Groscolas qu’il est allé présenter à Paris. Nous avons constitué une équipe rythmique avec Paco Rosaleni et Guy Perrin (batteurs), Gérard Salesses (claviériste et arrangeur), Pierre Bénichou (guitariste), ainsi que Georges Augier de Moussac, musicien de Hugues Aufray. On apprenait sur le tas, faut pas se le cacher. On avait beaucoup d’envies mais nous n’étions pas encore des pointures en la matière.

Outre les locaux, des artistes parisiens sont venus à Toulouse dès le début.

Ils sont venus parce qu’ils avaient été recommandés auprès de types que François Porterie avait rencontré à Paris, comme Pierre Billon (fils de la chanteuse Patachou et ami d’Hallyday). Le studio était bon marché, ce qui était adéquat pour les artistes qui n’avaient pas trop d’argent. Ils venaient pour enregistrer des petites maquettes.

C’est comme ça que vous avez enregistré Dick Rivers.

En juillet 71, nous avons reçu un coup de massue lorsqu’on a su qu’il voulait venir un mois pour son premier Dick’n’roll. Il était en perte de vitesse et avait l’envie de faire un album de reprises d’Elvis Presley. Ça s’est très bien passé. À la rentrée, quand il est remonté à Paris pour défendre son album, il s’est mis à parler de nous comme d’un « Nashville toulousain ».

En 72, l’album-concept Mara de René Valère fait le buzz.

François Porterie compose des musiques sur les textes de René, et on se fait la main en travaillant sur les maquettes de cet album. Le projet est vendu à la fin de l’année à la maison Riviera, une filiale de Barclay. On enregistre la version définitive, avec la chance d’avoir un flûtiste du Capitole, Claude Cuguillere, qui met un orchestre de chambre à notre disposition, ce qui permet à Roger Loubet d’exercer ses talents d’arrangeur. On constitue une équipe de cordes et de cuivres, on commence à utiliser des violons. Cela joue en notre faveur car les artistes réalisent qu’il est possible d’enregistrer de la variété à Toulouse. On n’était pas ciblé que rock et je pense que ça a incité des gens comme Sardou à venir chez nous par la suite.

Avec cette évolution, le studio monte en puissance.

Nous avons pris un 8 pistes d’occasion qui venait du studio Davout, et de plus en plus de parisiens sont venus. Des gens totalement « inconnus » à l’époque : Louis Chédid qui venait avec son petit garçon Mathieu « M », Nicolas Peyrac, Gérard Lenormand, Hervé Christiani qui a cartonné avec « Il est libre Max ». Dick Rivers revient pour son deuxième Dick’n’Roll. Petit à petit, la rumeur court à Paris qu’il se passe quelque chose à Toulouse.

Pourquoi tous ces artistes parisiens sont-ils venus à Toulouse ?

C’est moins cher, il ne faut pas se leurrer. L’ambiance est différente. Dans la capitale tout était bien structuré : vous preniez les musiciens pour une séance de trois heures car ils courraient de studio en studio. Sans ordinateurs ni machines électroniques, vous ne pouviez pas déborder. Chez nous, la grande différence c’est que les musiciens étaient totalement disponibles. Le studio n’était loué que pour eux, ils pouvaient jouer tant qu’ils voulaient. Les gens du show-business en profitaient aussi pour s’encanailler un peu à Toulouse (rires). Il y avait une dimension très festive, une joie de vivre phénoménale. La boîte de nuit L’Ubu, qui est restée une référence pendant trente ans, était le rendez-vous de tous les artistes lorsqu’ils venaient chez nous.

L’année 1973 a été un point de bascule avec des artistes de plus en plus connus.

Nous avions investi dans un 16 pistes et sympathisé avec Alain Krief, directeur artistique et grand ami de Mike Brant. Nous avons enregistré son premier titre, « Rien qu’une larme dans tes yeux » et le catalogue de ses amis israéliens (Noam, Shuky & Aviva) qui faisaient des cartons dans la variété. Puis Sardou est arrivé avec La Maladie d’amour et ce tube a fait la réputation du studio! Patrick Juvet est descendu pour l’album Chrysalide. Il avait un problème de procès avec sa maison de disques parisienne et était venu enregistrer en cachette avec son ingénieur du son Andy Scott. Il avait un choriste avec une voix exceptionnelle : Daniel Balavoine, encore inconnu. Ensemble ils mettaient une de ces ambiances, c’était à mourir de rire.

Vous avez également enregistré des jazzmen américains.

À partir de 1972, un type des productions Black & Blue qui organisait des tournées de jazzmen de Chicago est venu faire des enregistrements chez nous. En l’espace de deux jours, ils pliaient trois ou quatre albums… On s’est retrouvés avec Mickey Baker, le premier guitariste bluesman américain à s’intéresser à la pop, à jouer avec Sylvie Vartan en Angleterre. Plus tard, dans le studio de Matabiau, on a même eu l’honneur d’enregistrer Lionel Hampton et Buddy Guy! La référence pour les rockeurs comme Clapton ou les Stones, qui l’ont invité sur scène.

La photo de la pochette de l’album Condorcet Reggae d’Antoine a été prise devant le studio.

Oui ! Il était allé acheter une bombe de peinture et s’était accroupi en djellaba pour taguer « Condorcet Reggae », devant l’entrée pourrie du studio avec les compteurs électriques. Les gens du quartier nous regardaient interloqués. Sur la photo il y a toute l’équipe rythmique et il avait décidé que ce serait sa pochette d’album. Cette semaine-là est aussi associée à la mort de Mike Brant, un très mauvais souvenir. Nous étions amis avec lui, et il venait d’enregistrer « Dis-lui »… C’était un garçon très simple, pas du tout le personnage décrit par les médias.

Pochette de l’album Condorcet Reggae

Votre chanson « Harlem Song » a aussi changé la donne pour le studio.

C’est parce que l’année 73 marque l’arrivée de nouveaux talentueux musiciens dans l’équipe : Pierre Teodori (arrangeur, guitariste, violoniste), Patrice Locci (batteur), Christian Baccioti (bassiste, compositeur, choriste à la voix suraigüe). En juillet, une maquette des disques Flèche, la maison de production de Claude François, traînait sur la console avec un morceau dans l’esprit de « Mamy Blue » de Nicoletta. Nous avons eu l’idée de le jouer avec Jacques Cardona et sa voix magnifique, une rythmique et des chœurs assez chiadés. On le fait écouter à notre ami Alain Krief qui s’extasie, appelle la Warner à Paris pour qu’on signe et ça sort sous le nom de Sweepers, « les balayeurs » (rires). À l’époque, c’était de bon ton que ce soit des Anglo-Américains, alors la maison de disques a estimé qu’il était préférable de cacher que les musiciens étaient français. Le titre a fait un carton et ce qui était très drôle, c’est que des clients venaient chez nous en disant : « on aimerait bien avoir la couleur de chœurs de « Harlem Song ». Ils ne savaient pas que c’était nous.

Vous deviez garder le secret ?

Nous l’avons caché pendant quelques mois, mais ça a fini par se savoir. Le jour où le secret a été éventé, ça a fait la réputation du studio. Ce qu’on a amené c’est une conjonction de chœurs masculins aux voix très aiguës, puissantes, qui donnaient une couleur particulière. Roger Loubet, arrangeur hors-pair, a aussi ramené des artistes de plus en plus importants.

Vous décidez de déménager dans un local plus grand. Pourquoi ?

Nous voulions pouvoir travailler jour et nuit parce que le problème de la rue Condorcet, c’est qu’au-dessus il y avait des appartements… Le premier studio était très petit, il faisait à peine 50m² avec une cabine minuscule. Quand on installait une batterie, elle repassait sur le micro des guitares alors on avait fait construire une grosse cabine vitrée sur roulettes où le batteur s’isolait. On en a installé une autre pour y rentrer les applis de guitare et de basse afin qu’ils ne polluent pas les instruments acoustiques à côté. En plus à l’époque les micros s’imprégnaient de nicotine, ça finissait très mal (rires). Le local de la rue Condorcet a été repris par Jacques Bailly qui a créé le studio Polygone ensuite.

Pour découvrir la suite de l’histoire du studio à Matabiau, c’est par ici

D’un zine à l’autre – Et si l’on chantait en français ?

Renaud Sachet partage sa fascination pour la musique en écrivant des articles pour plusieurs webzines (Section 26, Musique Journal). Les morceaux chantés en français et interprétés par des artistes du monde entier exercent sur lui une irrépressible attraction. C’est pourquoi il a décidé de leur dédier ses fanzines Groupie et Langue Pendue, ainsi qu’un label de cassettes, dont il nous dévoile les dessous dans cet entretien spécial francophonie !

Comment est née votre envie d’écrire à propos de la musique ?

Mon rapport à la musique s’est développé via la lecture de magazines. Dans ma famille, on en achetait beaucoup. Mon frère lisait Métal Hurlant, Best, Rock&folk et mon père m’achetait le New Musical Express et Melody Maker, sans doute pour que je me perfectionne en anglais (rires). À l’âge de 15 ans, j’ai découvert Les Inrockuptibles qui est devenu mon magazine de référence. Je baignais dans ces lectures et ça m’a donné envie d’écrire. Ce qui m’intéressait, c’était de chercher à savoir comment décrire la musique, donner envie de l’écouter et surtout se raconter à travers elle.

Quels sont les fanzines qui vous ont donné envie d’écrire ?

J’étais fan de The Pastels, un groupe de Glasgow. Ils avaient créé un fan-club et un fanzine, Pastelism. C’était une de mes références car, au-delà de simplement faire la promo de leur musique, ils ouvraient les portes de leur monde, dévoilaient leurs influences, les groupes qu’ils aimaient. Ils créaient un réseau et c’est ça qui me plaisait. On pouvait comprendre la façon dont ils composaient et nourrissaient leur musique, avec des livres, des films… Ça a créé une sorte de toile, bien avant l’internet. Quand j’ai commencé à écrire et à jouer dans un groupe à mon tour au début des années 90, on s’envoyait des courriers et des fanzines avec des groupes de Bordeaux, Nantes ou Toulouse. Tout ça n’était pas cimenté de façon verticale, sur le modèle de la star avec les autres derrière, mais dans une considération d’échange.

Le fanzine Pastelism.

Dans vos fanzines Langue Pendue et Groupie, vous vous consacrez exclusivement aux groupes qui chantent en français. Pourquoi un tel choix ?

C’est une longue réflexion entamée depuis mes débuts dans la musique à l’adolescence. J’ai commencé à écrire en français dans mon groupe de lycée (les Steeds) puis – je me sens bien placé pour en parler – dans tous mes groupes suivants, on a chanté en anglais. Avec le recul et les années, j’ai perçu cela comme une forme d’impasse, de croire qu’on chante en anglais alors qu’on ne maîtrise pas du tout la langue. J’ai l’impression d’avoir manqué quelque chose dans mon expression. Il y avait une retenue que je ne sens pas chez les nouvelles générations qui chantent en français sans arrières-pensées. Ils m’ont interrogé sur mon rapport à la langue. C’est comme ça que l’idée de consacrer Langue Pendue puis Groupie uniquement à ces groupes qui chantent en français est née. Il y avait aussi l’idée de se positionner en miroir de la presse anglo-saxonne qui ne parle, sauf exception, que de groupes anglo-saxons. De faire un NME à l’envers en quelque sorte.

Quels sont les artistes qui ont provoqué ce désir de se focaliser sur les groupes qui chantent en français ?

Après avoir abandonné toutes mes occupations musicales au début des années 2010 (mon groupe Buggy, le label Herzfeld), il y a eu le disque Fugue de Mehdi Zannad, puis un concert du groupe Taulard en 2014 à Nantes, qui m’ont retourné. Spontanément, ça m’a donné envie d’écrire. Je les ai contactés pour leur dire à quel point j’avais été impressionné, j’ai écrit un texte enflammé dans les commentaires de leur blog ! J’ai repris ce texte dans un des premiers numéros de Langue Pendue. J’ai un rapport de fan aux groupes. J’aime échanger avec eux sur la façon dont ils voient la musique, même si tout passe par elle avant tout.

Le numéro 1 de Groupie, paru en juin 2020.

Pouvez-vous nous parler plus en détail de la ligne éditoriale des deux fanzines ?

J’avais envie de revenir sur des groupes peu connus, qui ont eu une vie souterraine dans les années 90 ou 2000, comme le groupe de rap THC Crew, en couverture du Groupie nº7 (avril 2022). Dans le premier numéro de Langue Pendue, je consacrais une rubrique à Kid Vynnyl, un gamin qui avait fait un disque en 1988. Il était proche des Béruriers Noirs, du milieu punk des années 80 mais a eu une carrière météorite. Il a fait de la musique entre 11 et 13 ans, puis il est passé à autre chose Je me suis pris au jeu. J’ai retrouvé ses parents et j’ai fini par remonter jusqu’à lui ! J’aime raconter leurs parcours, faire une histoire contemporaine de la musique francophone un peu en direct. J’évoque aussi l’actualité des nouveaux groupes, Joni Île dont je sors la cassette en ce moment sera en couverture du n°8 de Groupie. Je trouve l’actualité très excitante. J’ai vu le mois dernier Oi Boys et Noir Boy George en concert à Strasbourg, je suis content d’être leur contemporain !

Quelles découvertes marquantes avez-vous faites en explorant le vaste monde des chansons en français ?

J’ai une passion pour les groupes japonais du début des années 80 qui chantent en français. Il y avait une sorte de fantasme – comme j’imagine, pas mal de français par rapport à l’anglais – qui produit des choses assez folles. Des japonais écrivent en français et ça devient une forme de poésie à la fois brute et surréaliste.

Vous auriez un morceau d’un de ces fameux groupes japonais à nous conseiller ?

« Souvenir Glacé » de Testpattern. Les paroles sont super belles. D’autres groupes japonais ont aussi écrit en français de cette manière, sans doute de façon phonétique, avec un français très limité. Testpattern s’est probablement débrouillé comme ça, et le résultat est vraiment touchant. Je m’intéresse aussi beaucoup aux styles qui ont des langues créoles, dans les Antilles, ou à La Réunion, ça en dit beaucoup sur la capacité plastique du français à s’enrichir, à se mêler à d’autres langues.

Vous avez également créé un mini-label de cassettes en prolongement de cette expérience musicale.

Oui, il sous-tend l’histoire du fanzine, et j’y sors à la fois des compositions un peu anciennes et des nouveautés qui sont dans cette veine, comme Paris-Banlieue, LL, Jordee… La dernière cassette que je viens de sortir, c’est Joni Île, une chanteuse qui vient de Lille. Sur Bandcamp, elle avait deux EP où elle chantait la plupart des titres en anglais, à l’exception d’un morceau en français glissé comme ça, qui rendait très bien. Je lui avais dit en rigolant que si elle composait huit morceaux en français, je les sortirai en cassette. Elle s’est prise au jeu et ça a marché. Je trouve que ses compositions ont gagné à utiliser le français, comme souvent quand les groupes sautent le pas. Même si ça n’est pas automatique, il n’y a pas de règle. C’est le risque et la beauté du truc.

Pourquoi privilégier le format cassette pour votre label ? Quel est votre lien avec ce support ?

La cassette est un objet modeste, qui a une fonction d’archivage, de témoignage à mes yeux. C’est aussi comme ça que je voyais le label quand j’ai commencé, en sortant la cassette de Kid Vynnyl. J’avais envie de faire un label rétrospectif, avec un côté historique. Les premières sources pour des choses nouvelles que j’ai eu envie de sortir n’étaient pas d’une incroyable qualité sonore et je trouvais que la cassette était adaptée. Il n’y a pas beaucoup d’exemplaires, l’objectif n’est pas d’être dans la promotion mais plutôt de marquer une étape pour l’artiste. Je suis persuadé que ça aide un musicien à avancer de rendre ses œuvres publiques, quels que soient les supports. L’acte est en soi important et permet de tourner la page, de passer à autre chose. Un objet transitionnel en quelque sorte !

Pour découvrir la première partie de l’entretien avec Renaud Sachet consacré à Lithium, rendez-vous ici.

Retrouvez toute l’actualité du fanzine et du label .